Au debut d’Epiphania, premier volet de la trilogie dont Ludovic Debeurme entame la publication, en couleurs comme ses derniers livres, un jeune musicien encore réticent à la paternité rêve qu’il accouche lui-même sa femme, et en sort bouleversé. Dans la foulée, le couple en rejoint une poignée d’autres sur une île isolée où les attend un psychologue à l’allure d’animateur de colonies de vacances pour un "Love training camp" qui doit les aider à surmonter leurs difficultés conjugales. On croit l’auteur de Lucille (Futuropolis, 2006), du Grand autre (Cornélius, 2007) ou encore des terribles Trois fils et Un père vertueux (Cornélius, 2013 et 2015), parti pour revisiter d’une manière nouvelle certains de ses thèmes de prédilection : l’accession à la condition d’adulte, les tourments adolescents ou la violence des rapports père-fils. C’est le cas, mais pas seulement.
Car dès la première nuit sur l’île, où David rêve encore qu’il entre dans la mer pour sauver un bébé de la noyade - un cauchemar dont on se délectera des ramifications psychanalytiques -, un tsunami ravage tout sur son passage, n’épargnant que David et le psychologue. Rejoignant en barque la terre ferme, ils y découvrent un monde transformé, d’où émergent de curieux fœtus qui se nécrosent lorsqu’on les extrait trop rapidement du sol qui leur tient lieu de cocon maternel. L’un d’eux pousse dans le jardin même de David. Défiant ses angoisses, il va le recueillir, le baptiser Kojika, l’aimer et l’élever, dans des conditions toutefois toujours plus difficiles car ces "mixbodies", comme on les appelle désormais, aux origines mystérieuses, présentent des différences physiques et physiologiques avec les humains. Ces derniers leur manifestent une hostilité croissante, à l’instar de celle dont nombre d’Européens font preuve à l’égard des réfugiés syriens ou irakiens. Des milices se forment dans l’esprit du Ku Klux Klan, qui les pourchassent et les persécutent.
Elargissant le champ dans lequel il travaille généralement, Ludovic Debeurme, dont l’œuvre s’impose comme l’une des plus puissantes de la bande dessinée contemporaine, passe d’une certaine manière de la micro à la macro-psychologie. De la mise en lumière des traumas et des névroses individuelles, il glisse vers la psychologie sociale et les phénomènes de masse. Là où ses premiers livres ne s’articulaient qu’autour d’une minuscule poignée de personnages, Epiphania en introduit un plus grand nombre. L’auteur ouvre la porte à des interprétations multiples à travers une combinaison de cases, chacune construite en revanche sur un message très clair. Insensiblement, comme ses personnages, il grandit.
Fabrice Piault