Tirant pour la première fois le bilan de son conflit avec Amazon aux Etats-Unis, le P-DG d’Hachette Livre justifie sa fermeté quant à la défense des prérogatives de l’éditeur pour la fixation du prix des livres et réaffirme son opposition au modèle de l’abonnement numérique. Estimant que le numérique ne remplacera pas le papier, mais cohabitera avec lui, il appelle à la mobilisation contre les projets de la Commission européenne d’affaiblir le droit d’auteur.
Arnaud Nourry - Le groupe va rester fidèle à sa traditionnelle diversité puisque de nombreuses filiales demeurent au cœur de Paris. Pour les équipes actuellement basées quai de Grenelle (Paris 15e), le transfert à Vanves ne fera pas une grosse différence : le nouvel immeuble est très proche du métro ; France 3, Bayard ou La Martinière sont dans un rayon proche. Et pour l’entreprise, qui était propriétaire du terrain, c’est une aventure formidable de pouvoir se projeter dans au moins cinquante ans. Finalement, Grenelle, où nous ne nous sommes jamais vraiment sentis chez nous, n’aura été qu’une longue parenthèse entre le siège historique du boulevard Saint-Germain, dont les racines remontent au XIXe siècle, et le nouvel immeuble.
Ce dossier que j’ai piloté a en effet occupé une grande partie de mon temps. Je ne me suis pas exprimé en public pour ne pas l’aggraver. Oui, cela en valait la peine, comme chaque fois que des choses essentielles sont en jeu. Il s’agissait de savoir qui, de l’éditeur ou du détaillant, devait décider des prix de vente des livres au format numérique, et de tenir compte du fait que beaucoup de choses qui se décident aux Etats-Unis se répandent ensuite ailleurs. Je regrette que cette discussion ait pris la forme d’un conflit, et je suis ravi que nous en soyons sortis. Mais si c’était à refaire, je le referais. Tous ceux qui, dans les industries des médias, n’ont pas su garder le contrôle de leur production dans l’univers numérique sont en grande difficulté. Si les livres numériques étaient vendus à cinq dollars, il suffirait de quelques années pour que tout bascule, avec un marché sans librairies et un public habitué à ne presque rien payer. La musique s’est adaptée, au prix de concentrations énormes, autour de trois grands acteurs mondiaux. La diversité en a pris un coup. L’innovation dans l’univers du son n’est plus du tout au niveau de ce qu’on a connu il y a trente ans. On n’a pas le droit de laisser faire ça dans le livre, qui est le support de la création, de l’éducation, de la culture et de la démocratie.
Non, ou du moins seulement si nous le souhaitons. Le principe est de ne pas pratiquer les mêmes prix tout le temps. Donc, nous baissons, nous remontons, nous testons… Mais cette animation du marché entre dans le cadre de nos opérations commerciales, elle n’est pas fonction des relations avec tel ou tel distributeur.
Hachette Livre a joué un rôle particulier depuis 2009-2010, où a été mis en place le contrat d’agent (2). Mais si vous me demandez pourquoi Amazon a ouvert les négociations commerciales avec nous en premier, je n’ai pas la réponse. En effet, j’entends de plus en plus d’éditeurs et de libraires américains qui trouvent des mérites à la loi Lang. De là à penser qu’il soit possible d’en faire une là-bas, c’est autre chose ! Ce n’est pas du tout dans la culture américaine.
D’abord que ces grandes entreprises apportent toutes quelque chose au marché du livre. Il faut oublier les moments de conflit, et réaliser que nous touchons grâce à elles des clients différents. Amazon a joué un rôle moteur. De même Apple ou Google. Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. En second lieu, en termes de relation, même si leur taille est infiniment plus importante que la nôtre, notre capacité de création, avec les auteurs, nous donne une force symbolique qui fait que le rapport de force est jouable. J’ai d’ailleurs trouvé formidable, l’an dernier aux Etats-Unis, que les auteurs se mobilisent pour nous pousser à sortir du conflit. La problématique est la même en France lorsque nous avons une négociation avec un partenaire. Cela me laisse confiant et optimiste sur l’avenir de ce métier. Mais il faut que nous puissions contrôler le niveau des prix. Sinon, cela ne nous sert à rien de détenir les droits exclusifs des œuvres de nos auteurs.
Je ne peux pas donner des informations très précises. Elle a évidemment pesé dans le chiffre d’affaires numérique de notre filiale aux Etats-Unis, mais la baisse de 26 millions d’euros de notre résultat l’an dernier ne peut lui être imputée que marginalement. Cette baisse relève surtout du contrecoup de nos succès de l’année précédente avec Fifty shades ou Astérix, et de la contraction de l’édition scolaire en France. Et, au fond, malgré tout cela, nous avons fait une année solide.
Ce n’est pas lié. Nous avons déménagé parce que le propriétaire avait des idées assez différentes des nôtres sur le niveau du loyer. Quant au plan d’économies que nous avons conduit au printemps 2014, il est du même ordre que celui que toutes les grandes maisons américaines ont mené quelques années plus tôt. Nous avons juste pu le différer un peu car, dans la période 2009-2011, la plus dure pour l’édition américaine, nous avons eu la chance de bénéficier du succès de Twilight.
Il est intéressant de constater que, dans les marchés anglophones, qui se sont profondément transformés, on retrouve aujourd’hui de la croissance. Le marché américain progresse depuis deux ans et le marché britannique depuis un an. Cela veut dire que la lecture reste solide. En France et en Espagne, on subit la conjoncture économique. Cela a été flagrant de 2011 à 2013, et dans une moindre mesure en 2014. En France, le marché a perdu 10 % en cinq ans, et des chaînes comme Virgin et Chapitre. Mais, dans un pays de lecteurs tel que le nôtre, je ne vois pas pourquoi l’activité ne reprendrait pas comme aux Etats-Unis et en Angleterre.
Nous y avons une présence et une diversité qui ne fait pas de nous l’investisseur le plus actif, même si, s’il y avait des occasions, nous les examinerions. Notre priorité reste l’international. L’an dernier, nous avons fait cinq acquisitions au Royaume-Uni et une aux Etats-Unis, même si aucune n’est spectaculaire. Il y a moins d’opportunités en Europe continentale mais, s’il y en avait, nous les regarderions aussi.
Ce n’est pas vraiment notre rôle. Nous participons à l’Adelc (3). Nous avons commencé à abonder le plan Filippetti pour la librairie. Cela témoigne de notre attachement au réseau de libraires, que ces derniers reconnaissent, je crois. Je suis très optimiste pour les librairies indépendantes. Aux Etats-Unis, où elles ont eu à subir le développement du numérique, celui-ci s’arrête, et elles en ressortent encore plus solides. La vente en ligne, c’est fonctionnel et pratique, mais pas suffisant pour les gros lecteurs.
Je ne communique pas sur ce chiffre. L’Adelc le fera si elle le souhaite. D’autres éditeurs, petits et moyens, avaient fait un geste. J’ai voulu montrer que des maisons de grande taille peuvent le faire également, en espérant que cela incite les autres à y aller.
Dans l’univers anglo-saxon, il semble atteindre un palier, autour de 25 % du marché, mais avec de très importantes disparités entre l’illustré, où il est anecdotique, et la littérature grand public, où on est à 40 %, voire 50 % pour le sentimental. Le chardonneret de Donna Tartt est à 50/50. Cette proportion de 25 % ne bouge plus depuis dix-huit mois aux Etats-Unis, et on y arrive au Royaume-Uni. J’en tire cinq leçons. Un : nous ne sommes pas partis pour un basculement du livre dans le numérique, mais pour une cohabitation. Deux : le numérique, et je le regrette, n’a pas élargi le marché, il n’a pas permis de toucher d’autres publics, c’est de la substitution. Trois : c’est un changement de notre métier qui nous oblige à accueillir de nouvelles compétences, à modifier notre organisation pour la fabrication ou le marketing, mais qui ne touche pas à nos fondamentaux, à savoir le talent de trouver des textes, de les préparer et de les vendre. C’est ce qui explique les signatures de soutien de 1 000 auteurs à la une du New York Times l’an dernier. Quatre : le numérique ne dégrade pas l’économie des éditeurs et, quand on regarde les comptes de Simon & Schuster ou de HarperCollins, on ne voit pas qu’ils aient beaucoup souffert. Cinq : le numérique permet, en relevant leur pourcentage, de maintenir la rémunération des auteurs, contrairement à ce qui s’est passé dans la musique où le système d’abonnement a fait baisser leur rémunération. Il est essentiel que les auteurs gagnent aussi bien leur vie en numérique qu’en imprimé !
Aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, les grands opérateurs ont eu la faculté de casser les prix, le numérique s’est imposé un certain temps par leur attractivité. Cela n’a été possible dans aucun pays d’Europe continentale, pour des raisons réglementaires (prix unique) ou contractuelles (contrat d’agent). Finalement, quand il n’y a pas un avantage prix massif, l’attrait du numérique est faible pour le consommateur. Un livre papier est facilement transportable et ne tombe pas en panne.
En France, le livre numérique continuera à croître, mais lentement, et son taux de pénétration sera sensiblement inférieur à celui qui prévaut dans le monde anglo-saxon, du moins à technologie constante car la recherche continue partout dans le monde et il peut très bien se produire une nouvelle rupture technologique.
Non. En France, j’imaginais que le numérique atteindrait plus tôt les 12-15 % du marché du livre. Au rythme où on est, cela risque de prendre quelques années, mais cela ne me gêne pas. Nous avons actuellement un écosystème qui fonctionne. C’est d’ailleurs pour cela que je me suis arc-bouté contre les formules d’abonnement, exemple même de la fausse bonne idée même si elle prolifère dans la musique. Pour le livre, monter des offres d’abonnement avec un prix mensuel inférieur à celui d’un livre, c’est absurde. Pour le consommateur, cela n’a pas de sens. Les gens qui lisent deux ou trois livres par mois représentent une infime minorité. Et pour les découvrir il y a… les libraires. J’ai peut-être l’air d’un dinosaure en disant cela, mais j’assume. Mes collègues de Penguin Random House disent la même chose.
Je n’ai pas envie de renoncer. Les ministres de quatre pays européens se sont prononcés ensemble le 19 mars. Il faut donner une chance au bon sens de l’emporter.
Terriblement ! Cette nouvelle Commission a placé comme une priorité l’harmonisation du droit d’auteur. Il ne faut pas se leurrer : harmonisation signifie pour elle affaiblissement. Sinon, on commencerait par une analyse approfondie des situations des différents pays pour faire ressortir les avantages et les inconvénients de la situation actuelle et voir si des modifications sont nécessaires. Or il n’y a pas pour cela le plus petit bout d’un commencement. Seule chose certaine : des lobbys tournent à Bruxelles depuis des années pour demander un affaiblissement du droit d’auteur. Ils ont même réussi à faire confier le rapport sur le sujet à la seule députée du Parti pirate ! Il va donc falloir se battre, et cela va nous occuper un bout de temps. Aux Etats-Unis, la disposition du fair use (usage raisonnable), réclamée dans le rapport Reda, a permis à Google de scanner nos livres sans autorisation ! L’Europe veut-elle vraiment l’importer ? Les industries culturelles européennes existent parce que nous avons un droit d’auteur solide. Ce n’est pas l’approche technocratique qui paiera : il va falloir faire du bruit.
(1) Voir LH 1032 du 6.3.2015, p. 28-30.
(2) Le contrat d’agent permet à l’éditeur d’organiser la commercialisation de ses titres par un détaillant sous forme d’une licence d’exploitation par laquelle il conserve la maîtrise de ses prix publics.
(3) Association pour le développement de la librairie de création, à travers laquelle éditeurs et pouvoirs publics apportent des soutiens aux libraires, généralement sous forme de prêts sans intérêts et de participation au capital.