Les sciences humaines sont la dernière terra incognita pour la bande dessinée !" s’enflamme David Vandermeulen. Le Lombard a confié à l’auteur de bande dessinée et à sa compagne éditrice, Nathalie Van Campenhoudt, le soin d’élaborer une collection de BD de vulgarisation. "Pour moi, c’est dans l’ADN du Lombard de produire des BD pédagogiques. Il y en avait dans Le Journal de Tintin", rappelle-t-il. Le couple a eu une liberté quasi totale pour concevoir et lancer, en mars, "La petite bédéthèque des savoirs", des sortes de "Que sais-je ?" en cases et en bulles, traitant de sujets aussi variés que l’intelligence artificielle, le heavy metal, le tatouage ou… le droit d’auteur, dans des livres cartonnés au format "grand poche" vendus dix euros. "Cette forme hybride devrait séduire différents lecteurs, ceux de BD et ceux qui n’imaginent pas qu’ils peuvent aimer la BD, assure Nathalie Van Campenhoudt. En leur proposant douze titres par an, en trois salves, rassemblés dans un présentoir, nous imaginons qu’ils trouveront forcément un sujet qui les intéresse." Elle reconnaît "un pari un peu expérimental d’un point de vue commercial" et table sur des mises en place prudentes de 8 000 exemplaires par titre. Mais elle compte sur des réassorts rapides puisque les tirages seront de 20 000 : "C’est le projet numéro un du Lombard en 2016."
Dans un secteur de la bande dessinée qui a déjà investi de multiples domaines, le genre scientifique paraît prometteur. Qui aurait cru qu’Economix, "un pavé américain de 300 pages en noir et blanc", puisse atteindre, selon Laurent Muller, éditeur aux Arènes, les 70 000 ventes en deux ans ? "Beaucoup de gens ne veulent pas affronter un gros essai, même sur un sujet qui les intéresse, observe-t-il. Les chercheurs réalisent qu’ils peuvent toucher un public plus large par la bande dessinée." Chargée de la culture scientifique chez Dunod, Anne Bourguignon estime aussi que "mieux vaut un bon dessin qu’un long texte". Arrivée trop tard pour acheter les droits d’Economix, elle a jeté son dévolu sur Neurocomix, un voyage graphique au cœur du cerveau, publié à l’origine par l’anglais Nobrow. "Nous cherchons à diversifier les approches de la vulgarisation scientifique, et la bande dessinée est un moyen intéressant même si c’est un champ nouveau pour nous."
De la traduction à la création
Parmi les éditeurs non spécialisés en bande dessinée, Vuibert a ouvert cette voie en 2010 avec Logicomix. Ce livre pointu sur l’histoire des mathématiques a emballé la presse et glané une nomination au Festival d’Angoulême tout en s’écoulant à 22 000 exemplaires. "Quand il nous a été proposé, nos éditeurs ne savaient pas quoi en faire, se souvient Guillaume Dervieux, directeur général d’Albin Michel, au sein duquel il préside aussi Magnard-Vuibert. Je l’ai embarqué chez moi et l’ai dévoré en deux heures ! Un scénario talentueux, un dessin lisible au service de la pédagogie : j’étais persuadé que ça fonctionnerait." Vuibert a poursuivi l’aventure avec une biographie du physicien Richard Feynman, et le récent Démocratie, signé par les auteurs de Logicomix. "La réussite de Logicomix a montré que des éditeurs de non-fiction pouvaient publier de la BD, se félicite Guillaume Dervieux. Mais, précise-t-il, nous nous interdisons de produire des créations, par prudence et humilité." De même chez Dunod, "trouver des scientifiques, c’est notre métier, mais trouver des auteurs de BD pour les accompagner, c’est autre chose", admet Anne Bourguignon. Dans le même esprit, Larousse propose aussi des traductions américaines sur les maths, la chimie ou la génétique.
Eyrolles, en revanche, va franchir le cap de la création. Après des traductions de bandes dessinées américaines (Le changement climatique), l’éditeur va lancer son propre roman graphique, Journal d’une hypnothérapeute. "Il se rapproche de certains livres illustrés dont nous avons l’habitude, explique Claudine Dartyge, directrice éditoriale. Cela nous donne envie de publier de vraies bandes dessinées. Mais il faut trouver les bonnes personnes. Peut-être que des coéditions avec des éditeurs spécialisés seraient une solution."
Toutes les branches du savoir
De fait, là-bas, les projets abondent. Futuropolis, qui s’est emparé de la géopolitique (Les meilleurs ennemis, 14 000 exemplaires vendus du tome 1) et de l’économie (La survie de l’espèce, 18 000), ne s’arrêtera pas là. "De nombreux auteurs sont intéressés par les sciences, se réjouit son directeur éditorial, Sébastien Gnaedig. Joseph Béhé est en train d’adapter Et l’homme créa les dieux de Pascal Boyer. Et nous développons un scénario avec l’astrophysicien Michel Cassé." Les Arènes enrichit son catalogue BD dans le domaine du savoir avec la biographie du père de l’informatique, Alan Turing, une histoire du christianisme et bientôt une histoire de la sexualité. Chez Delcourt, le best-seller de Marion Montaigne, Tu mourras moins bête, a montré la voie, et les collectifs Axolot sont des succès. "Nous ne faisons pas de la vulgarisation pour faire de la vulgarisation, nous cherchons à raconter des histoires", précise Marion Amirganian, éditrice convaincue par le potentiel de ce segment éditorial. Un projet serait sur les rails, pour 2017 au plus tôt, avec le dessinateur Boulet.
Parallèlement, Casterman a choisi l’option sociologie. Dargaud est ouvert à toutes les branches du savoir. Ses biographies de Freud, Marx ou Einstein signées Corinne Maier et Anne Simon se vendent bien, notamment à l’étranger. Cette année, leur éditrice Pauline Mermet mise sur Le mystère du monde quantique, par le dessinateur Mathieu Burniat et un spécialiste mondial du sujet, Thibault Damour. "Je crois beaucoup à la bande dessinée comme outil de transmission des savoirs, dit-elle. Ce ne sera pas qu’un effet de mode." Pour les éditeurs spécialisés, c’est de toute façon une manière de conquérir un nouveau public.