Bibliothèques : rassembler plutôt que dissoudre

Mikaël-Theimer

Bibliothèques : rassembler plutôt que dissoudre

Assemblée dissoute, population fragmentée, la France s’interroge, s’inquiète et suscite l’étonnement de ses voisins européens. L’implication personnelle du président de la République dans la campagne renforce cette impression d’une absence d’unité nationale. Loin de ce tumulte et dans l’ordinaire de leur fonctionnement, les bibliothèques agissent au contraire à rassembler les citoyens et à les ouvrir à l’universalité par-delà les particularités de nos vies singulières.

Réunir le présent et le passé

Jadis fondées sur la conservation, les bibliothèques persistent à faire le lien entre le passé et le présent. Elles le font à travers des expositions ou mises en valeurs de leurs collections patrimoniales mais elles œuvrent aussi dans ce sens en conservant dans leurs collections des livres qui ont quitté l’actualité éditoriale frénétique. Le baromètre des prêts et des acquisitions nous apprend ainsi que plus du tiers des livres de fiction adulte empruntés en 2022 sont parus avant 2016 (c’est plus de la moitié pour les livres de jeunesse et la BD). Le présent n’est pas le seul horizon.

Le passé peut continuer à vivre, ce qui n’empêche pas d’accueillir la nouveauté éditoriale et technologique. Par leur présence discrète mais continue depuis la fin de l’Ancien Régime pour les plus anciennes, les bibliothèques nous rappellent que nous ne sommes pas condamnés à un passé transformé en mythe, pas plus qu’à la nouveauté pour elle-même. Les citoyens sont ancrés dans une histoire qu’ils peuvent reconsidérer à la lumière des enjeux du moment. La bibliothèque offre une mise à disposition publique de cette sédimentation à travers ses collections et ses actions.

Pluralisme

La diversité des collections concerne aussi le pluralisme des opinions. Que ce soit par la presse papier ou numérique, par les romans, les essais, ou même les albums jeunesse, la bibliothèque offre une diversité de manières d’envisager le monde. Les idées cohabitent comme les livres voisinent. Après tout, à côté de Pascal Bruckner on va trouver non loin Nina Bouraoui qui ne partage sans doute pas la même vision de la femme ou du désir. Et les lecteurs qui empruntent le premier effleurent les livres choisies par ceux de la seconde. La démocratie est aussi l’acceptation du désaccord et du partage d’un espace commun. Dans une médiathèque, on ne se trouve pas sur Fox news qui a enfanté le succès de Trump…

L’universalité de la raison

Héritière des Lumières, les bibliothèques rassemblent les citoyens en leur donnant accès à la science. Elles abritent en leurs murs des vérités scientifiques couchées sur le papier (ou numériques) et mises au jour à partir de protocoles reproductibles. Par-delà notre singularité personnelle nourrissant nos avis, la réalité est façonnée à partir de lois que l’on peut identifier.

Les bibliothèques prennent place parmi ces institutions qui soutiennent l’idée que le monde peut être pensé rationnellement et que c’est l’une des voies pour l’amélioration de la vie des citoyens à travers sa déclinaison dans les domaines de la santé, de la justice, de l’instruction, etc. Et la critique de la raison fait partie de la raison, là où les idéologies nationalistes ou populistes l’étouffent ou la pourchassent.

Une culture démocratisée

Grâce à une politique de lecture publique continue depuis des décennies, la France est désormais une terre de bibliothèques. Si nous ne sommes plus à l’époque où il s’agissait d’apporter la Culture dans tous les recoins de la République, il n’en demeure pas moins que chaque établissement offre des références qui se retrouvent partout, qu’il s’agisse de l’abonnement au Monde, de Max & Lili, du prix Goncourt ou du dernier Musso.

Les bibliothèques proposent des références qui deviennent communes par leur existence. Elles font se dépasser les conditions dans lesquelles les lecteurs vivent, qu’ils soient en zone rurale, dans un quartier périphérique d’une métropole ou un plein centre. Les citoyens ont en partage des équipements qui portent des éléments d’une culture commune.

Et, si leur demande se fait plus précise, l’inscription des bibliothèques dans des réseaux leur permet d’accéder à un stock commun. Relevons que cette idée de publics différents qui se mélangent à la bibliothèque n’est pas dénuée de fondements. S’il existe toujours des inégalités sociales dans la fréquentation des bibliothèques, les écarts entre groupes sociaux tendent à se réduire dans les enquêtes du ministère de la culture.

Lieu de l’exercice de l’autonomie personnelle

Nous sommes rassemblés par des références communes mais également par une aspiration partagée à l’autonomie personnelle. Depuis notre adolescence, nous cherchons toutes et tous à construire notre propre monde qui ne disparaît pas dans le couple, la famille ou dans le travail. Pour ce faire, nous avons besoin de temps, de lecture, de musique, de vidéos, de relations et d’un espace dans lequel en faire l’expérience.

Le passage des bibliothèques vers le troisième lieu acte cette extension du projet en ne réduisant pas l’émancipation à l’instruction. La bibliothèque incarne ce projet de mettre ensemble dans un même espace et une même institution des individus qui font cohabiter et se rencontrer leur autonomie.

Équivalence des deux extrêmes ?

Du point de vue des valeurs portées par les bibliothèques, est-il légitime de renvoyer dos-à-dos le Rassemblement National (RN) et le Nouveau Front Populaire comme le font nombre de responsables politiques ?

Les délais ont été trop courts pour que puisse s’élaborer un réel programme. Du côté du RN, on peut accéder à des éléments de programme mais la lecture et les bibliothèques n’y figurent pas. Toutefois, des éléments recueillis par Livres-Hebdo au moment des élections européennes laissaient apparaître une demande de budgets et un soutien à Prêt Numérique en Bibliothèque. Dans l’actualité a resurgi l’idée portée par le député Jean-Philippe Tanguy de faire sortir les mangas du Pass culture, ce qui suggère une vision réduite de la culture.

De son côté, le programme du NFP se limite à l’affirmation d’un soutien aux budgets de la culture et au service public, y compris des médias portant ainsi une valeur de pluralisme.

On peut aussi relever des prises de position de représentants du RN à propos d’actions culturelles en médiathèque. Ainsi la lecture d’un texte ironique sur la maternité contesté par un élu RN ou la distribution de tracts par des militants RN contre « l’endoctrinement de [nos jeunes] enfants » à propos d’un atelier lecture animé par des artistes drag queens. Ces « faits divers » traduisant une vision peu ouverte de la culture pourraient bien se multiplier si le RN arrive à Matignon.

Plus que jamais besoin de bibliothèques

Quoi qu’il en soit des résultats aux législatives, parce que nos existences sont variables, fragiles et soumises à des enjeux qui nous dépassent à la fois individuellement ainsi que temporellement (réchauffement climatique, enjeux démographiques, etc.), il semble évident que ce qui nous rassemble doit être plus fort que ce qui nous divise. L’universel n’est pas une notion abstraite et lointaine, nous sommes chacun porteur de cette idée à travers notre expérience personnelle du monde et de sa fragilité. Nous pourrions tous être cet autre différent...

Par les collections et les espaces qu’elles nous proposent, par leurs animations et par leur existence même, les bibliothèques portent cette idée et la font vivre. Oui, plus que jamais, nous avons besoin de bibliothèques.

25.06 2024

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