Bruno Nougayrède a l’assurance modeste de ceux qui ont vu leurs efforts récompensés. Dans le classement des éditeurs les plus rentables en 2014, établi par Livres Hebdo en octobre dernier, son groupe, Artège, figure à la 7e place avec une rentabilité de 25,9 %. Rachetées par Artège au printemps 2014 avec Desclée de Brouwer (DDB), à qui elles appartiennent depuis 2009, les éditions du Rocher figurent même en tête de ce classement. Un constat proche de l’exploit, quand on sait que les deux maisons ont été placées en redressement judiciaire en octobre 2012.
Autodidacte
L’homme de 37 ans que l’on rencontre un vendredi matin dans son annexe parisienne du 11e arrondissement détiendrait-il le secret de la prospérité, pour lequel se damneraient nombre d’éditeurs ? En lieu et place de formule magique, Bruno Nougayrède énonce calmement une série de principes pourtant mille fois entendus et répétés. "Il faut publier moins mais mieux, car la surproduction est ce qui nous tue", "on essaie de ne pas dépenser plus qu’on ne gagne", ou encore "il faut être attentif aux auteurs, c’est essentiel qu’ils se sentent en confiance". "C’est vrai, tous les éditeurs le disent, admet le patron dans un sourire, mais nous, on le fait." Tout juste se reconnaît-il une qualité : "Je dois avoir un certain pouvoir de persuasion!"
Né en Bretagne sans y avoir d’ancrage, fils d’une institutrice et d’un haut fonctionnaire, Bruno Nougayrède a entamé son parcours professionnel, après des études d’ingénieur en électronique et en informatique, par une courte carrière de journaliste - "dans une revue que vous ne connaissez pas". Dans la rédaction de La Nef, "mensuel catholique et indépendant" tel que présenté sur son site, le jeune homme de 22 ans gravit les échelons. Il n’a pourtant pas rêvé toute sa vie d’être éditeur. Pas plus que journaliste, ni ingénieur, d’ailleurs : "Moi, je voulais être pilote de chasse !" Rapidement, il sent poindre l’envie d’indépendance, en même temps que celle d’appréhender le milieu du livre. "Je n’y connaissais rien mais j’ai grandi dans une maison avec une très grande bibliothèque, de 5 000 ou 6 000 bouquins. Nous n’avions pas de télévision, et la nature n’aimant pas le vide…", se souvient-il, expliquant avoir dévoré toute la "Bibliothèque verte" avant de se tourner vers les grands classiques de la littérature.
Comment lance-t-on sa maison d’édition sans expérience et à partir de rien ? "Sur un coup de folie !" En 2008, avec le soutien de sa famille, Bruno Nougayrède et Loïc Mérian, qui a été dix ans avant lui président du même mouvement d’étudiants chrétiens, créent les éditions Artège. La maison est au départ généraliste : à côté des textes de prières destinés aux paroisses, Artège, implantée à Perpignan parce que "la misère est plus belle au soleil", publie aussi des romans ou des essais de géopolitique. S’il porte aujourd’hui un regard peu indulgent sur ses débuts comme éditeur - "en dehors de la religion, on s’est vautrés " -, le président ne passe pas sous silence les moments de galère, et les personnes qui ont permis qu’ils ne durent pas. "Aller voir sa propriétaire en lui disant que pendant un an on ne pourra pas payer son loyer, ça forge le caractère ! J’ai su trouver les mots puisqu’elle a accepté. Je lui dois beaucoup, ainsi qu’à ma femme, qui a mis de côté sa formation de médecin", raconte ce père de cinq enfants.
Chef d’entreprise
Recentrée sur le secteur religieux, Artège parvient à l’équilibre en 2012. La "méthode Nougayrède" n’y est peut-être pas pour rien : le jeune patron met un point d’honneur à savoir réaliser n’importe quel métier de la maison, pour connaître ce qu’il demande à ses employés. "Le fait d’être autodiffusés et autodistribués nous a aussi apporté des compétences techniques utiles", analyse-t-il avec le recul. Fort de son apprentissage sur le tas, le trentenaire s’est mué en vrai chef d’entreprise. Il dit : "J’ai très vite réalisé que nous avions besoin d’un fonds, parce que c’est ce qui fait la stabilité d’une maison. Les nouveautés ne doivent pas être ce qui nous fait vivre, mais des investissements sur l’avenir", et on comprend qu’il est aussi devenu un fin connaisseur de l’édition. Au printemps 2013, la proposition de l’actionnaire minoritaire de Desclée de Brouwer et de Parole et Silence, Ernesto Rossi di Montelera, qui cherche à céder le groupe comprenant aussi Le Rocher, tombe donc à point nommé. "Le Rocher, avec son passé prestigieux, m’intéressait pour son fonds de littérature, et DDB nous permettait de nous positionner en sciences humaines. C’était une façon d’affirmer qu’Artège était un groupe généraliste avec un secteur religieux." Bruno Nougayrède lui-même vit sa foi catholique en toute intimité, n’hésitant pas à rassurer ses auteurs, qu’il a appelés un par un une fois le rachat acté, au printemps 2014 : "J’essaie de leur faire comprendre que cette croyance personnelle est un atout : je ne vais pas les voler ! Plus sérieusement, ma conviction d’éditeur, c’est que je ne suis pas là pour penser à la place des auteurs, et que la richesse d’une maison consiste à s’ouvrir à de nouvelles idées, peu importe que ce soit les miennes ou pas ", argumente-il, citant notamment Situation de la France de Pierre Manent (DDB), un essai évoquant l’islam et la laïcité en France et bénéficiant depuis sa sortie, le 1er octobre, d’une belle couverture médiatique.
Continuer à grandir
Comme dans de nombreuses opérations de rachats, le passage d’une dizaine à une quarantaine d’employés, répartis entre Paris et le siège de Perpignan, aurait pu générer des tensions. Mais cela aurait été contraire à la philosophie de Bruno Nougayrède et de Loïc Mérian, qui ont choisi de fondre les services des différentes maisons, tout en mettant à profit le "cousu main semi-artisanal" que permet une maison de taille moyenne. La presse et l’événementiel ont été scindés, afin de mieux accompagner les auteurs aux différents temps de promotion d’un livre et, pour revivifier un groupe ayant subi de nombreux licenciement, le choix a été fait de réétoffer les équipes. Là où les deux associés ont dégraissé, en revanche, c’est dans la production, suivant le principe qu’une production raisonnée "est une production dont on peut s’occuper après sa sortie". Le Rocher, qui eut son heure de gloire dans les années 1990 sous la houlette de Jean-Paul Bertrand (Houellebecq, Delerm, Picouly…) avant de péricliter, en est la meilleure illustration : la production est passée de près de 300 à une cinquantaine de parutions par an, et celle du groupe Artège ne dépasse pas 110 titres.
Réaffirmer l’image de ses maisons, développer plusieurs secteurs, comme le bien-être ou la jeunesse, mais aussi continuer à grandir, voilà les objectifs de Bruno Nougayrède, et il ne s’en cache pas. "On est condamnés à ne pas rester trop petits, et si aucune acquisition n’est en cours actuellement, je sais que des opportunités sont vite arrivées." Une certitude en revanche, et elle concerne l’implantation géographique d’Artège. "Rapatrier le siège à Paris ? Il n’y a que les Parisiens qui me posent la question", lâche-t-il, un rien goguenard. Bruno Nougayrède tient à son ancrage en province, et au confort de vie de ses collaborateurs : "Perpignan, c’est un autre modèle de société, et c’est constitutif de ce qu’on est."