Années 1930, château de Versailles. Qui est-elle cette gamine à vélo qui pédale dans les contre-allées de l’Histoire de France ? Elle s’appelle Jackie, c’est encore une adolescente, fille d’un poilu de la Grande Guerre devenu cheminot à la SNCF. Elle a la vie devant elle et comme ces questions d’avenir l’indiffèrent largement, elle entend la consacrer peu ou prou à sa seule "chambre à soi", son seul horizon, la nage, la perfection du temps présent lorsque celui-ci passe le temps d’un crawl.
Justement, la voici qui descend de vélo et se jette dans le Grand Canal du château pour quelques trop furtives longueurs ! Le reste sera à l’avenant, comme la plus douce des fuites en avant. Il y aura un mariage, un enfant, l’installation à Arcachon pour ce qui paraît être une éternité de bains de mer, une vie de famille, plus tard un veuvage et le départ vers d’autres rivages, une autre mer, Méditerranée celle-là, et la montée du soir sur les plages de Nice et de Villefranche-sur-Mer. Mais entre-temps, il y aura aussi eu cet enfant, cette fille, Chantal, à qui Jackie n’aura pas besoin d’offrir le goût du partage des eaux, qui sait déjà tout ça depuis toujours (in utero, croit-elle, lorsque sa mère nageant dans le lac bleu de Paladru, elle faisait de même dans son ventre). Comme on est blonde, comme on a les yeux bleus, Chantal sera de la plage, du sable, de l’eau. D’Arcachon pour tout dire, de ce Bassin en mouvement perpétuel qu’aucune cartographie jamais ne limite, du nacré de ses huîtres, de ses méduses qui paressent plus qu’elles ne meurent, sur ses plages.
De ce temps suspendu de l’enfance et des rivages mêlés, Chantal Thomas a écrit de loin en loin, dans L’île flottante (Mercure de France, 2004) ou dans Cafés de la mémoire (Seuil, 2008), quelques-unes de ses plus secrètes et de ses plus belles pages. Cette fois-ci, avec ce Souvenirs de la marée basse, c’est à la fois plus et mieux encore. Plus, parce que ce livre qui se présente comme roman n’est pas seulement un portrait de la mère en nageuse, de la fille en petite guetteuse des plages ; il est un regard oblique et infiniment doux posé sur un siècle traversé comme on traverse un plan d’eau d’une bouée l’autre. Mieux, parce que jamais sans doute, portée par son projet, son sujet, l’écriture de Chantal Thomas n’était parvenue à une telle épure, une telle fluidité. De la beauté, et d’abord celle de cette écriture "ligne claire", de la beauté seulement naît l’émotion. Ce sera dans ces pages hantées et élégiaques, l’évocation à demi-mot de la solitude d’un père qui s’abandonne à ses crépuscules, de la naissance d’une amitié un matin sur la plage avec une petite fille qui se prétend reine (et l’est bien sûr, à sa façon), d’une carte postale d’Arcachon épinglée comme un papillon mort sur les murs de l’appartement d’une mère comme égarée désormais dans les pièces vides de sa mémoire. Chantal Thomas n’insiste pas, ce n’est pas le genre de la maison. Elle rôde, elle se souvient et puis enfin, comme dans l’incipit du Thomas l’obscur de Maurice Blanchot ("Thomas s’assit et regarda la mer"), elle se jette à l’eau. Olivier Mony