Avant-critique Roman

Don Tracy, "La bête qui sommeille" (Gallimard)

Don Tracy, "La bête qui sommeille" (Gallimard)

Dans ce récit d'un lynchage, d'abord refusé par les éditeurs américains puis publié en 1937, Don Tracy sonde ce qui pousse l'homme à se transformer en bête.

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Par Laëtitia Favro
Créé le 07.06.2024 à 09h00 ,
Mis à jour le 12.06.2024 à 10h14

La première pierre. Un village de pêcheurs dans une baie du Maryland. La matinée est froide et le magasin du vieux Burroughs ne désemplit pas : on y achète du carburant et du tord-boyaux en prévision de l'hiver. Parmi les clients, Kitty Smith, qui attend chaque jour « les pêcheurs d'huîtres saouls » pour faire commerce de son corps maigre, « drapé dans la robe du soir la plus mal coupée du pays », et Jim, dont la vie est en passe de basculer. Peu après avoir quitté le magasin, Kitty est retrouvée morte, violée. Jim est reconnu coupable. La population appelle au lynchage. Des hommes et des femmes affluent de toute la région pour venger le meurtre d'une Blanche par un Noir. La saison a été mauvaise, la pêche désastreuse. Traités de « ploucs » par un journal new-yorkais, les pêcheurs refusent de voir la justice d'État s'appliquer sur leur territoire. Au racisme s'ajoutent ressentiment de classe et difficultés économiques.

La tension monte au fil d'une journée que l'auteur nous fait vivre à travers ses personnages, dont pas un ne parvient à sauver son prochain. À l'annonce du décès de Kitty, le premier réflexe du vieux Burroughs est de vérifier sur son « registre crasseux » qu'elle n'avait pas de dettes. Le shérif a déjà prévu d'abandonner son prisonnier à la vindicte populaire et de n'alerter la Garde nationale qu'une fois la prison prise d'assaut. « Au zénith de son importance toute nouvelle », un type venu de New York profite de l'agitation ambiante pour asseoir sa place dans la communauté locale. Entre les quatre murs de leur maison, une femme accuse son homme de lâcheté : « Si on ne fait pas ça ce soir, on trouvera une autre Blanche dans un fossé, et après ça une autre, et ça n'en finira plus. Et ça sera la faute des types comme toi, qu'ont pas assez de tripes pour faire leur devoir. » Même le jeune Al, qui a grandi avec Jim, finit par se joindre à la foule déchaînée.

Paru en 1937, La bête qui sommeil est l'un des premiers romans à traiter du racisme américain à travers un lynchage. Don Tracy n'a pas choisi le Sud pour cadre, mais le Maryland, où est né l'hymne national des États-Unis. « La côte Est n'est pas le plein Sud. Nous ne sommes pas en Géorgie ou en Alabama. Ce lynchage n'a même pas l'excuse d'une haine profonde et héréditaire », remarque l'un de ses protagonistes. À travers une langue et une construction simples, dépouillées, l'écrivain sonde l'âme et les comportements humains, dont la noirceur est accentuée par l'effet de masse. Entre cinq et dix mille personnes participent au lynchage de Jim. Toutes revendiquent un droit sur le corps vivant, puis massacré, du coupable. Si le lecteur tente de s'identifier à l'un des personnages, sa confiance est constamment déçue et le questionnement induit par Don Tracy, qui entendait opposer sa plume à toute forme de xénophobie, opère : la bête qui sommeille en nous nous aurait-elle fait jeter la première pierre ?

Don Tracy
La bête qui sommeille
Gallimard
Traduit de l’américain par Marcel Duhamel et Jacques Laurent Bost, révision de traduction par Michael Belano
Tirage: 7 000 ex.
Prix: 13 € ; 224 p.
ISBN: 9782073067647

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