C’est un restaurant chinois comme l’Europe de l’après-guerre et des empires décolonisés en a fait naître des milliers sur tout le continent. Une simili pagode posée à la périphérie de la ville, à l’orée d’un bois. Tout autour, il y a la Hesse, profonde, et la ville de Kassel, où tous les cinq ans, à l’occasion de la Documenta, dans un tohu-bohu joliment libertaire, l’art s’éprouve comme contemporain. La dernière édition eut lieu à l’été 2012, et c’est dans ce restaurant chinois (le "Dschingis Khan"…), qui ne ressemble à rien et peut donc recevoir toute proposition d’imaginaire, que les deux commissaires de la manifestation eurent l’idée aussi tordue qu’intrigante d’inviter quelques écrivains à s’exposer au public dans la "pratique" de leur art… Le dernier d’entre eux fut Enrique Vila-Matas.
Ses lecteurs savent depuis toujours (ou au moins depuis Suicides exemplaires, Bourgois, 1995, ou Paris ne finit jamais, Bourgois, 2004) que le réel, son exacerbation parfois, n’est jamais pour Vila-Matas qu’un prétexte à de brillantes fictions spéculatives. C’est aussi le cas bien sûr dans ces Impressions de Kassel, sans conteste l’un de ces livres les plus brillants de ces dernières années. L’auteur prend soin de préciser que tout ce qu’il y relate est rigoureusement exact. Certes, mais c’est dans un univers dont la raison d’être première est d’interroger la vérité, de traquer ses chausse-trapes. Que fabrique-t-il à Kassel, ce faux candide d’écrivain ? Rien bien sûr, si ce n’est exercer son regard sur tout ce qui "in fine" fera œuvre. Pris en main par des jeunes femmes aux prénoms d’héroïnes de BD (Chus, Pim, Alka…) dont la séduction ne lui est pas totalement étrangère, passant par des phases d’euphorie et d’abattement qui doivent beaucoup à sa pharmacopée personnelle, l’écrivain va s’adonner aux délices de l’incompréhension du monde, du frôlement du réel. Buster Keaton impavide, il découvre les œuvres, installations et dispositifs de Pierre Huyghe, Tino Sehgal ou Ryan Gander. Abandonnant peu à peu tout attachement à la logique (titre original : Kassel no invita a la lógica), Vila-Matas, nanti, en guise de guide de voyage, du Locus solus de Raymond Roussel, va finalement se fondre dans un décor dont l’artificialité révèle toute la profondeur. Littérairement, l’exercice est brillant. Se tenant à distance des "idiots utiles" de la postmodernité comme du flot réactionnaire des contempteurs de l’art contemporain, s’attachant d’abord aux potentialités narratives qu’il offre, l’auteur du Mal de Montano (Bourgois, 2003) entre Schwob et Borges, réaffirme d’abord avec force et par l’exemple le primat du livre. Etre contemporain, pour lui, n’a guère à voir avec la mode, mais plutôt avec un sentiment de décalage par rapport à son temps et la capacité de l’incarner autant que de le critiquer résolument.
Jeune homme, Enrique Vila-Matas vit un jour sur la plage de Cadaqués Marcel Duchamp jouer aux échecs. Depuis, il continue la partie. O. M.