Avant-critique Roman

Faïza Guène, "Kiffe kiffe hier ?" (Fayard)

Faïza Guène - Photo © Mounir Soussi

Faïza Guène, "Kiffe kiffe hier ?" (Fayard)

Vingt ans après Kiffe kiffe demain, Faïza Guène renoue avec son héroïne à l'humour corrosif et interroge les deux dernières décennies à l'aune des espoirs, pour beaucoup déçus, de son adolescence.

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Par Laëtitia Favro
Créé le 24.06.2024 à 09h00

Doria, saison 2. En 2004, dans Kiffe kiffe demain (Hachette Littératures), le lecteur faisait la connaissance de Doria, 15 ans et des punchlines plein les poches de son survêt, d'une acuité à toute épreuve pour transcrire son quotidien dans une cité de Livry-Gargan. On la retrouve maman et presque divorcée, et la conversation reprend là où on l'avait laissée malgré le temps qui a filé - la marque des amitiés vraies. Kiffe kiffe hier ? s'ouvre un lundi et, comme tous les lundis, Doria court pour déposer son fils à l'heure à l'école. Le personnel scolaire l'a déjà dans le collimateur, tout comme la bande des mamans du quartier. « Ça fait longtemps qu'on n'a pas vu ton mari ? ! », lui font-elles remarquer. Ce sujet, Doria l'esquive depuis qu'elle a mis Steve à la porte. Plus un poil dans le lavabo, mais l'angoisse d'élever son enfant seul comme sa mère avant elle, abandonnée par son mari parti épouser une femme plus jeune au Maroc. « Je réalise qu'éduquer un garçon me terrifie. J'ai trop peur de créer à mon tour une machine à tout foutre en l'air. »

Heureusement, comme quand elle avait 15 ans, Doria peut compter sur son ami Hamoudi pour lui changer les idées. Converti à YouTube, Hamoudi lui envoie des vidéos où « ça zoome sur le billet de un dollar avec le fameux triangle des Illuminati », où « une voix robotique analyse en russe la chorégraphie d'un clip de Rihanna censée prouver son allégeance à Satan ». Pas sûr que Mme Burlaud, son ancienne psychologue dont elle essaie de retrouver la trace sur Facebook, approuverait. Depuis qu'elle a quitté les bancs du lycée, Doria fantasme la vie privée de cette femme qui portait des porte-jarretelles et sentait le Parapoux. « Elle n'a jamais voulu avoir d'enfants. Il y a tellement de voyages à faire et de jeunes écrivains à découvrir, même si personne ne remplacera jamais Philip Roth dans son cœur. »

On adore retrouver Doria, Hamoudi, Mme Burlaud et Aziz l'épicier, victime des « petits remplacements ordinaires » obligeant les commerces de quartier à mettre la clé sous la porte. On jubile face aux portraits de Bruno et Claude- Marie, les beaux-parents dans le garage desquels Doria découvre un carton « CoquinCoquine - Erotic store », et qui assimilent le mariage de leur fils à l'attitude colonialiste du grand-père. « Mon Steve, il aime bien les filles d'chez vous, t'sais qu't'es pas la première. Comme son papi Robert quand il a fait son service en Algérie. » Et si Doria cherche un quelconque réconfort auprès de sa mère, c'est peine perdue : « Si tu t'ennuies, tu peux allumer la télévision. On ne casse pas une famille parce qu'on s'ennuie. C'est péché. »

« Qu'est-ce qui a déconné ? » se demande-t-on de concert avec Doria quand, comme elle, on a cru au mirage de la France de 1998 (« Zizou président projeté en faisceau lumineux sur l'Arc de Triomphe ») et qu'on a conscience d'avoir collectivement loupé le virage d'un autre monde possible. La nostalgie est-elle de mise, ou faut-il encore croire à des lendemains qui chantent ? Avec une acuité intacte mâtinée de cet humour qui faisait déjà le sel de Kiffe kiffe demain, Faïza Guène aborde ces sujets qui fâchent et nous questionnent, sans langue de bois mais avec une plume toujours aussi irrésistible.

Faïza Guène
Kiffe kiffe hier ?
Fayard
Tirage: 25 000 ex.
Prix: 20 € ; env. 270 p.
ISBN: 9782213726823

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