Livres Hebdo - Epilogue, c’est une manière de prendre congé ?
Gérard Genette - Je ne suis pas pressé… D’autant que je suis superstitieux. Et pour en finir avec quoi, avec qui ? Je ne sais pas encore à quoi cet épilogue fait épilogue, après la fin de mon triptyque commencé avec Bardadrac, poursuivi avec Codicille et achevée avec Apostille. Bien sûr, derrière le mot épilogue, il y a le sentiment d’une fin. Tout a une fin, même les suites. C’est aussi une façon de me demander pour combien de temps j’en ai. Pas tellement, je pense. C’est pourquoi je ne voulais pas partir sans dire au revoir ou adieu. J’étais même pressé de signer le bon à tirer.
Serait-ce aussi une volonté de contrôler ce qui est publié de vous ?
Je me méfie des documents posthumes qui n’auraient pas été mis en forme, envisagés par l’auteur. Je voulais avoir le dernier mot. Faire que ce soit comme ça. Je ne voulais pas laisser derrière moi des brouillons, toute cette machine prétextuelle. La critique génétique m’intéresse beaucoup chez les autres, mais je ne voudrais pas qu’on me l’applique. Pour éviter cela, il suffit de ne pas laisser de brouillons.
Cela prend du temps un épilogue ?
Il faut quelques années, c’est le cas chez Tolstoï notamment, pour qu’intervienne un épilogue après la fin d’un roman. Dans mon cas cela aura pris deux ans. C’était le temps nécessaire pour ce hors-texte marginal et terminal, un commentaire hybride sur ce qui précède.
Peut-on parler, pour reprendre un de vos concepts, de métatexte ?
Un métatexte d’autocommentaire plutôt ou, pour le dire autrement, un fourre-tout où il y a du tout et du reste.
Vous l’avez aussi envisagé comme un post-scriptum ?
Oui, mais un post-scriptum hâtif. Je revendique la forme de l’autoportrait, avec ses bifurcations et une certaine forme de nonchalance. Cela pourrait définir le genre auquel appartient ce petit livre.
Avec ce livre, vous restez dans la rupture ?
Oui, cette rupture avec mon travail critique et théorique intervient avec Bardadrac. Mon âge ne me permet plus désormais de longues recherches. Désormais, je bricole comme Montaigne avec ma propre bibliothèque et surtout mes souvenirs de lecture. Je ne suis ni en mesure ni en désir de travailler selon la méthode antérieure qui fut la mienne pendant des années.
On croise beaucoup Stendhal dans Epilogue…
C’est normal, il demeure l’un de mes écrivains préférés. Tout comme Proust, Pascal et Montaigne. Sans Montaigne et son apprendre à mourir, il n’y aurait pas eu Pascal. Chateaubriand m’intéresse beaucoup aussi avec son sentiment d’approche de la tombe. Le dernier quart de ce livre est un peu mélancolique d’ailleurs, c’est l’imminence de la mort qui veut ça. Néanmoins, ce n’est pas un livre posthume mais anthume. Epilogue ouvre aussi une fenêtre sur l’avenir, ce n’est surtout pas un faire-part mortuaire. C’est pourquoi je termine sur l’évocation d’un bébé, une note gaie, une minute heureuse.
Vous semblez fâché par le roman !
Je suis fâché par l’hégémonie du roman. J’ai une réaction de retrait par rapport au roman qui serait le sommet de la littérature. J’ai été le témoin chez Roland Barthes de cette mauvaise fortune. Il pensait que s’il n’écrivait pas un roman, il ne serait pas écrivain. J’étais persuadé qu’il ne l’écrirait jamais, même si l’un de ses cours au Collège de France sur le roman devait préparer cela.
Et vous ?
J’ai eu dans ma jeunesse la tentation de la poésie. J’enseignais alors dans une khâgne de province, une activité peu compatible avec cette envie. Le projet d’écrire sur la littérature est arrivé sur des pattes de colombe, comme disait Nietzsche, notamment grâce à Barthes qui a été mon maître et mon exemple pendant deux à trois ans, au moment où il mettait en forme ses Essais critiques. Je me suis dit, voilà un genre de travail qui me conviendrait assez bien. Je n’avais alors pas d’autres intentions que l’écriture critique et théorique. Puis, à la fin des années 1990, j’ai entamé autre chose. Là aussi, j’y suis entré peu à peu. Ce n’est pas du roman, même si cela peut prendre une tournure romanesque. La forme demeure fragmentaire et oblique. Disons que c’est une entreprise que les autres qualifient volontiers de «littéraire ».
En 2006, lors de la parution de Bardadrac, un article du Monde titrait «Et Gérard Genette devint écrivain »…
C’était aussi l’occasion pour son auteur de dire du mal de mes livres précédents, plus théoriques.
Justement, comment regardez-vous ce parcours théorique et critique ?
Je le vois comme un champ que j’ai exploré. Cette exploration est issue de mon enseignement. Je sais que j’ai contribué à la théorie littéraire sur deux ou trois décennies. J’ai suivi cet engrenage du récit à la mimologie. Chacun de ces sujets en évoquait un autre. Ce que j’ai ouvert dans Palimpsestes, des textes qui se présentent et se définissent eux-mêmes, m’entraînait vers les paratextes. La question «qu’est-ce qu’un livre ? » me conduisit à réfléchir sur l’œuvre littéraire. Mais quelle place occupe-t-elle dans les œuvres d’art en général ? C’est là-dessus que je me suis arrêté. Cela dépassait mes compétences. Après Bardadrac et la suite, une grande faille s’est ouverte. Ce n’est pas une rupture intentionnelle. Je l’ai vue croître et embellir après coup. Je ne me suis jamais dit que j’allais changer de régime et que j’allais y rester quelque temps. Par ailleurs, je continue de diriger la collection «Poétique » au Seuil où je publie deux ouvrages par an.
Comment voyez-vous la transition numérique ?
Mon rapport aux livres des autres continue de passer par des livres édités et imprimés. Ceci dit, le numérique offre des facilités de travail que je n’avais pas. Si je cherche un vers de La Fontaine, je peux regarder dans mon exemplaire, mais avec un peu de pot il est dans Google… Je ne suis pas passéiste. La question de la forme ou de la présentation est moins importante que le contenu. Je ne pleurerai pas sur le papier s’il disparaît. Peu importe, si le texte, lui, est toujours là.
C’est pour cela que vous aimez la typographie ?
Mon grand-père maternel était typographe. Je reste très attaché à la présentation. J’aimais bien quand les éditeurs indiquaient dans les dernières pages que l’ouvrage avait été composé en telle police dans tel corps. Mais la typographie n’a pas disparu avec le numérique. Quand je regarde mon texte sur l’ordinateur, je vois immédiatement mon livre. Il est déjà pratiquement en forme. Je peux choisir ma police, ma mise en forme. Balzac ne le voyait que sur les épreuves d’imprimerie.
Vous n’êtes pas nostalgique ?
J’ai des nostalgies heureuses. Je ne suis ni passéiste ni braqué sur les innovations technologiques. Le courriel est une bénédiction pour les rapports humains et écrire à l’ordinateur est un vrai bonheur. D’ailleurs je n’aurais pas écrit mes derniers livres sans ordinateur.
Qu’est-ce qui motive votre écriture aujourd’hui ?
Les rencontres. J’aime quand je ne sais pas ce qui va se passer. Cela relève de l’ordre de l’accident. J’ai le sentiment de vivre sur des accidents, sur des choses qui m’arrivent. Parfois, j’éprouve le besoin de les noter.
Sur quoi travaillez-vous ?
Je n’ai pas de chantier littéraire derrière moi. J’ai toujours brûlé mes manuscrits. J’emprunte à Chateaubriand la volonté de choisir ce qui sera publié après ma mort. Je veux mon fouillis tel que je l’ai conçu. C’est exactement ce que définit l’expression «bon à tirer ».
Epilogue, de Gérard Genette, Seuil, «Fiction & Cie », 210 p., 17 euros. ISBN : 978-2-02-114289-1. En librairie le 6 février.