De 2014 on se souviendra comme d’une année difficile pour le livre avec un marché toujours stagnant, même s’il apparaît mieux orienté que l’année précédente, et l’impact des difficultés financières des collectivités locales sur les budgets d’acquisition des bibliothèques. 2015 se présente, elle, comme une année de combats pour assurer l’avenir du livre et plus largement de la création. Sur un plan défensif, auteurs et éditeurs sont d’ores et déjà appelés à se mobiliser pour protéger le droit d’auteur menacé par les projets de révision de la directive européenne sur le droit d’auteur. La chaîne du livre est aussi dans l’attente de la décision de la Cour de justice de l’Union européenne sur l’extension unilatérale par la France du taux réduit de TVA au livre numérique. Et la défense et le développement des bibliothèques redeviennent des enjeux dans le contexte d’une réforme territoriale qui pourrait en rebattre bien des cartes.
Mais 2015 sera également pour le monde du livre l’occasion d’offensives pour dessiner son avenir. Le prolongement par des dispositifs concrets de l’important accord-cadre pour le prêt numérique signé à la fin de l’an dernier par le ministère de la Culture et l’interprofession constitue un défi important. De même, la convergence des efforts des pouvoirs publics dans l’Union européenne pour l’égalité fiscale entre les entreprises. L’été prochain, la première Fête de la littérature pour la jeunesse pourrait constituer le point de départ d’une mobilisation pour le développement de la lecture. Tandis que les 3es Rencontres nationales de la librairie, les 21 et 22 juin à Lille, doivent contribuer à consolider le commerce du livre.
1. Fiscalité des multinationales : encore un effort
"Les profits devraient être taxés là où sont réalisées les activités économiques dont ils proviennent et là où la valeur est créée" : le communiqué, le 16 novembre, des vingt pays les plus riches du monde (G20), était plein de bon sens. Pour le moment, la moindre librairie ou maison d’édition paie plus d’impôts sur les sociétés qu’Amazon, Apple, Google ou Kobo qui vendent en France mais logent leurs bénéfices à l’abri d’accords fiscaux secrets conclus avec le Luxembourg ou l’Irlande.
La récente révélation d’une partie d’entre eux dans le scandale "LuxLeaks" accentue toutefois la pression sur la Commission européenne, qui annonce faire d’une fiscalité des entreprises plus équitable l’une de ses priorités. Le Royaume-Uni résiste à la taxation des brevets, au cœur des systèmes d’évasion fiscale, mais instaure un impôt de 25 % sur les bénéfices dissimulés des multinationales. Cette année verra peut-être aussi l’aboutissement de l’enquête de la Commission européenne sur les montages d’Amazon, et du redressement fiscal de près de 200 millions d’euros que la France réclame à cette entreprise.
2. Le prêt numérique monte en puissance
La mise en œuvre du prêt de livres numériques sera, cette année encore, l’un des sujets de préoccupation majeurs des bibliothécaires. Plusieurs initiatives prises au cours du second semestre 2014 auront un impact direct sur ce dossier : les recommandations signées le 8 décembre 2014 par le ministère de la Culture et les représentants des éditeurs, auteurs, libraires et bibliothécaires, ont donné pour la première fois en France un cadre pour l’élaboration d’une offre globale regroupant l’ensemble des livres numériques disponibles pour les bibliothèques. En parallèle, PNB, le dispositif interprofessionnel coordonné et porté techniquement par Dilicom, accueillera au cours du 1er trimestre 2015, après celles d’Eden, les offres de livres numériques aux bibliothèques distribuées par Numilog, Immatériel et L’Harmathèque, ce qui porterait, selon Dilicom, à 60 000 le nombre de titres en langue française (nouveautés et fonds) proposés à la vente par les libraires aux bibliothèques. Courant 2015, un premier bilan de PNB, mis en place à l’été 2014 dans une demi-douzaine de bibliothèques, apportera des informations précieuses sur ce système qui reproduit pour le livre numérique le processus d’achat du livre imprimé, où le libraire demeure l’interlocuteur de la bibliothèque acheteuse.
3. Droit d’auteur, code 2001/29/CE
La Commission européenne est contrariante. Au lieu de réviser la réglementation de la TVA sur les services numériques comme le souhaitent tous les acteurs du livre, elle modifie la directive 2001/29/CE sur le droit d’auteur, contre l’avis des producteurs culturels. Jean-Claude Juncker, président de la Commission, y voit un moyen de réaliser le marché unique numérique, une de ses priorités de l’année. Julia Reda, députée européenne chargée du rapport du Parlement de l’Union sur le sujet, prévoit de le rendre en mars pour un débat en avril ou en mai, qui préparera une initiative de la Commission à l’automne 2015.
Apparentée aux Verts, la rapporteure est l’élue de la liste allemande du Parti pirate, ce qui exaspère les ayants droit. Ledit parti prône l’échange libre des biens culturels, la fin des DRM, et trouve que la législation sur le droit d’auteur favorise trop les détenteurs de droits par rapport aux consommateurs. Les associations de consommateurs sont bien sûr d’accord. Les éditeurs et producteurs les soupçonnent d’être instrumentalisées par les multinationales de l’Internet, Google en tête.
Le Syndicat national de l’édition est vent debout contre ce projet et mobilisera tous azimuts dès le début de l’année ainsi qu’au prochain Salon du livre de Paris. Le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA) a missionné Pierre Sirinelli pour un rapport rendu mi-novembre, dont l’argumentaire a été salué par la ministre de la Culture, Fleur Pellerin, qui portera la voix de la France devant les instances européennes. L’ADBU (bibliothèques universitaires), qui a publié le rapport alors que le CSPLA et le ministère de la Culture le réservaient encore fin décembre, l’a déjà contesté en soulignant n’être ni alliée de Google, ni ennemie des acteurs de la chaîne du livre.
4. La littérature jeunesse en fête
Annoncée au 30e Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil par la ministre de la Culture, Fleur Pellerin, une grande fête de la littérature pour la jeunesse célébrant la littérature orale se tiendra pour la première fois dans toute la France du 15 au 31 juillet. Elle veut amener le livre là où il n’est pas : "campings, centres de vacances, parcs et plages, sans oublier les enfants qui ne partent pas". Dès janvier, un appel à projet sera lancé par le Centre national du livre, qui financera quatre "événements majeurs" dans quatre villes, dont Paris, et en labellisera d’autres. Le ministère compte aussi s’appuyer sur les animations existantes : les "bibliothèques à la plage", les actions des bibliothèques et des associations œuvrant pour la lecture. Si l’initiative satisfait les éditeurs, certains bibliothécaires et les enseignants, qui seront en vacances, sont plus réservés.
5. Un salon de combats
Droit d’auteur, droit de l’homme : le parallèle entre la protection des créateurs et le socle de la démocratie sera une des thématiques du Salon du livre de Paris, du 20 au 23 mars. Propriétaire de la manifestation qu’il coorganise avec Reed Expositions, le Syndicat national de l’édition a décidé de l’utiliser "pour alerter le public et les décideurs politiques" à propos de la révision de la directive européenne sur le droit d’auteur (voir "3. Droit d’auteur"), explique Christine de Mazières. "Nous entrons dans un contexte européen particulièrement dangereux", estime la déléguée générale du SNE. L’espace Biblidoc sera un autre des nouveaux temps forts, ajoute Bertrand Morisset, commissaire général du salon. "Une salle de conférences de 300 places sera installée à proximité de la zone internationale. Des débats y seront organisés pendant les quatre jours, sur tous les thèmes intéressant les bibliothécaires : nous en recevons environ 3 500 chaque année, c’est plus que les congrès spécialisés", remarque-t-il.
Autre nouveauté, le square tourisme et voyages, que les organisateurs espèrent aussi animé que celui de la cuisine. Ludique et plutôt destinée au jeune public, la thématique consacrée aux héros se cherche encore un slogan qui claque, à l’instar du "livre qui a changé ma vie" l’an dernier. Sans attendre, le SNE a constitué un groupe de réflexion pour préparer les années suivantes et remobiliser les éditeurs. La manifestation relève pour ces derniers du budget de communication que plusieurs exposants, dont les maisons du groupe Hachette, ont raboté. Pour le SNE, c’est aussi un quart de ses recettes qu’il s’agit de pérenniser, reconnaît Christine de Mazières.
6. Réforme territoriale : où iront les bibliothèques ?
Le nombre de régions réduit à 13 et le redécoupage des collectivités territoriales en intercommunalités d’au moins 20 000 habitants à partir du 1er janvier 2017, la disparition des départements à l’horizon 2021 : l’importante réforme territoriale en cours aura un impact majeur sur l’organisation des services de lecture publique. Que deviendront les bibliothèques départementales de prêt si les départements disparaissent ? Où seront les Drac dans des super-régions ? Que deviendront les réseaux de lecture publique intercommunaux dans le cadre de la création de grandes métropoles ? Le sujet occupe nombre de rencontres professionnelles mais nul ne sait à l’heure actuelle comment la gestion des bibliothèques sera redistribuée entre les différents échelons administratifs.
7. Lille accueille les 3es Rencontres de la librairie
Temps fort pour les librairies en 2015, la 3e édition des Rencontres nationales de la librairie se déroulera les 21 et 22 juin à Lille au complexe Le Nouveau Siècle, dont l’auditorium peut accueillir plus de 1 000 personnes. Organisé par le Syndicat de la libairie française, épaulé par l’association professionnelle du Nord-Pas-de-Calais Libr’Aire, l’événement s’articulera autour de nombreuses tables rondes thématiques. Des groupes de travail ont commencé à se constituer pour préparer les discussions prévues sur la diffusion des sciences humaines en librairie, les politiques d’animation, la logistique et le transport, les marchés publics, les spécificités des librairies de proximité, l’observatoire de la librairie, ou encore les nouveaux outils numériques. Une table ronde centrée sur l’avenir du métier de libraire ("Pourquoi y croire et à quelles conditions") devrait constituer un des moments forts de la manifestation. Last but not least, les 3es Rencontres seront l’occasion d’établir un bilan des aides annoncées il y a deux ans, lors de la précédente édition, et de leur versement.
8. TVA : 1,5 million d’euros de marge en moins
La TVA sur les livres numériques est désormais celle du pays de l’acheteur, et non plus celle du revendeur. La nouvelle réglementation met fin à la distorsion de concurrence fiscale dont bénéficiaient Amazon, Apple, Barnes & Noble et Kobo. Installées au Luxembourg, leurs filiales européennes ne reversaient que 3 % de TVA sur les ventes de livres numériques en France, contre 5,5 % pour les librairies françaises. Amazon est le principal perdant, à hauteur de sa part de marché. L’érosion reste modérée pour les ventes en France, en raison du faible différentiel de taux, mais le site perdra 16 à 20 points de marge dans les autres pays européens.
Les éditeurs et les libraires français y laissent aussi une partie de leurs gains. Sur un marché qui pourrait dépasser les 100 millions d’euros en 2015 d’après les estimations prudentes de GFK, le manque à gagner par rapport à la situation antérieure serait d’environ 1,5 million d’euros pour les éditeurs, s’ils n’augmentent pas leurs prix. A la mi-décembre, ils avaient juste décidé que les prix numériques seraient homogènes dans toute l’Europe : les autres pays de l’Union représentent au plus 10 % des ventes, ce qui est trop faible pour s’embarrasser de tarifs différenciés en fonction des TVA nationales.
La menace la plus sérieuse vient de la Cour de justice de l’Union européenne, qui rendra sa décision prochainement à propos de l’application du taux réduit en France, illégale selon la réglementation européenne. Pour éviter une amende, la France pourrait être contrainte de revenir au taux normal de 20 %, au plus tard en 2016. Le SNE a sonné l’alerte. La présidence de la République et le gouvernement seraient très impliqués sur le sujet.