Tanguy Viel est un romancier rare. Joie et curiosité donc de le retrouver avec Article 353 du Code pénal, son septième roman aux éditions de Minuit depuis Le black note paru en 1998. Trois ans après La disparition de Jim Sullivan, ludique échappée américaine, l’écrivain de 43 ans revient sur ses terres bretonnes originelles.
Le Finistère exactement : une rade, une grande ville portuaire, une presqu’île, les mouettes, la brume, le vent et les patronymes locaux familiers. Introduisons l’unique narrateur : Martial Kermeur, la cinquantaine, ouvrier spécialisé chômeur de longue durée présumé coupable d’homicide. Son récit se base sur les souvenirs de sa première audition chez un jeune juge d’instruction, quelques heures après avoir jeté à l’eau à quelques milles des côtes le promoteur immobilier Antoine Lazenec. A la demande du magistrat, il rembobine son histoire. L’histoire d’un abus de confiance, l’épilogue tragique d’une arnaque. "Une vulgaire histoire d’escroquerie, monsieur le juge, rien de plus." Une histoire de justice et d’injustice. Et d’intime conviction. Retour six ans plus tôt à la fin des années 1980, dans un bourg côtier de 5 000 habitants qui voit débarquer "un type qui avait des projets", en l’occurrence celui de construire un complexe immobilier en bord de mer sur les deux hectares d’une propriété gérée par la commune, "le château", dont Kermeur, récemment licencié de l’arsenal, est le gardien régisseur, habitant avec son fils de 11 ans une petite maison à l’entrée du parc. "Les Grands Sables", cinq immeubles avec vue sur mer, promet de devenir "le Saint-Tropez du Finistère". Idéal pour investisseurs. Kermeur n’a pas la tête d’un spéculateur mais de l’argent, les 400 000 francs de ses indemnités de licenciement. Et le promoteur, accueilli en bienfaiteur par le maire malgré sa parfaite panoplie de voyou méridional - chaussures italiennes, chemise ouverte et Porsche "couleur crème ou ivoire" -, sait y faire.
Cette déposition pourrait s’appeler "Ma vie de loser", monologue bilan qui déroule une trajectoire de défaites - fin du boulot, départ de l’épouse, fils de 17 ans en prison pour "une grosse connerie". Un profil de pigeon consentant pris en étau entre l’orgueil, la honte et le silence. Plaie d’argent est ici mortelle. L’argent, motif récurrent sinon central dans la plupart des romans de Tanguy Viel : celui qu’on convoite (L’absolue perfection du crime, 2001), qu’on vole (Insoupçonnable, 2006), dont on hérite ou qu’on détourne (Paris-Brest, 2009). Si le romancier a souvent joué avec les codes de genre et la mise en abîme, il lorgne un peu dans ce huis clos judiciaire vers le vrai faux roman social. Il n’a rien perdu de sa souplesse narrative, de son art d’enchâsser les récits mais perce aussi une sorte de sympathie moins ironique, notamment à l’égard de son narrateur à qui il offre quelques pensées mélancoliques et calmement désabusées. "Ça faisait comme un rideau de tulle qu’on aurait posé sur la ville et qui ressemblait à notre histoire, oui ça ressemble à notre histoire, j’ai dit au juge, ce n’est pas du brouillard ni du vent mais un simple rideau indéchiffrable qui nous sépare des choses."
Véronique Rossignol