Il n’y a rien d’officiel, tout est oral", observe un éditeur de Pékin. N’empêche. Par deux fois, à l’automne 2016, puis en mars dernier, des articles sont apparus dans la presse chinoise rendant compte de mesures de restriction des achats de droits étrangers et des importations dans le secteur du livre pour la jeunesse (1). Elles touchent aussi par extension la bande dessinée. Il s’agirait à la fois d’inciter les éditeurs chinois à créer par eux-mêmes et de renforcer le contrôle idéologique sur la production. De nombreux éditeurs chinois admettent avoir reçu des consignes ou des pressions orales. Mais ils évitent le sujet en public. Xu Ge Fei, directrice de la filiale commune Hachette-Phoenix, préfère voir pragmatiquement dans les restrictions "une volonté de redresser la barre après une phase d’inflation des enchères dans les achats de droits. Ça rend le marché plus sain, assure-t-elle. Nous sommes obligés d’acheter un peu moins, mais nous sommes ainsi plus sélectifs, nous réfléchissons mieux à ce que nous achetons."
Le raidissement a pourtant trouvé son paroxysme lors de la dernière Foire de Bologne, en avril. "Il y a eu alors un énorme coup d’arrêt, se souvient Solène Demigneux, fondatrice de l’agence Dakai, devenue la principale vendeuse de droits français en Chine, et qui a fait 80 % de son chiffre d’affaires avec la jeunesse en 2015 et en 2016. Les Chinois sont arrivés à Bologne avec l’idée qu’ils ne pouvaient rien acheter. Certains ont essayé de classer des achats de droits dans la catégorie jeux, sans ISBN, ou sont passés à l’ISSN de la presse." Selon plusieurs témoignages, des éditeurs chinois demandent même à leurs interlocuteurs s’ils peuvent enlever des livres le copyright français, ou même remplacer les noms d’auteurs occidentaux par des noms chinois !
Contrôles et restrictions
Depuis, les affaires ont à peu près repris. "Elles n’ont jamais complètement cessé", précise Solène Demigneux. Mais celle-ci a tout de même prévu "50 % de perte cette année", certes "par rapport à une année 2016 historique", tempère-t-elle. L’offensive des autorités chinoises a surtout provoqué un allongement des délais de mise en œuvre des projets. Si peu d’entre eux sont complètement annulés, la plupart sont retardés. "Les éditeurs s’inquiètent et ont mis des contrats en suspens", constate Dong Yan, directrice générale de Dargaud China, qui continue pourtant à en signer, notamment en bande dessinée adulte où "il y a une demande croissante sur les romans graphiques". D’après Xu Ge Fei, le temps moyen pour obtenir un numéro ISBN pour une traduction s’est allongé "jusqu’à deux mois ou plus" au lieu de deux ou trois semaines.
Les restrictions touchent "beaucoup plus les packageurs privés, auxquels la mesure permet de rappeler leur dépendance vis-à-vis des maisons d’Etat, que les éditeurs publics", observe Solène Demigneux. Pour Dong Yan, "on sent aussi beaucoup plus de contrôle sur les contenus. Les éditeurs chinois regardent beaucoup plus attentivement les livres qu’avant du point de vue de la censure, en particulier pour la bande dessinée adulte."
Faisant preuve de trésors d’imagination pour contourner la mise en place plus ou moins implicite de quotas, plusieurs "ateliers privés d’édition" se sont tournés vers des éditeurs publics de régions reculées, pas encore rompues à la vente de numéros ISBN, pour leur en acheter. "Ils élaborent de nouvelles stratégies qui sortent de l’achat de droits pur ; nous mettons en place de nouvelles formes de partenariats", explique Giulia Scandone, responsable des droits chez Auzou. D’une manière générale, "nos interlocuteurs estiment avoir trouvé des solutions", indique Marion Girona, responsable des droits de Fleurus, que le contexte n’a pas empêché d’enchaîner 55 rendez-vous en trois jours à la Foire du livre de Pékin, qui se tenait du 23 au 27 août. De même, après l’abandon de deux projets de contrats au début de l’année, Anne Risaliti (Hatier/Didier Jeunesse), qui vient depuis six ans chaque année à la Foire de Pékin, n’a "pas senti d’impact". Chez Flammarion Illustré, Jana Navratil Manent remarque surtout "une augmentation de la censure et de l’autocensure". Un constat partagé par Florence Giry (Flammarion).
Dans l’attente du 19e congrès
"Tous les éditeurs chinois continuent d’acheter des droits. Tous ralentissent un peu, et tous font plus de création pour donner des gages", résume Carolina Ballester, qui assure pour le compte de la municipalité de Shanghai la coorganisation de la China Children Book Fair (CCBF, novembre) aux côtés de Reed China. Toute la question est de savoir si le durcissement, amorcé il y a plusieurs années, se poursuivra au-delà du 19e congrès du Parti communiste, mi-octobre, dont l’approche exacerbe, comme tous les cinq ans, les tensions politiques. A priori, il est contradictoire avec le souhait des autorités chinoises de voir leur pays occuper des positions significatives et reconnues sur la scène éditoriale mondiale. A l’ambassade de France à Pékin, où l’on indique avoir reçu des autorités chinoises l’assurance "que la Chine resterait ouverte", mais où l’on reste "vigilants", on estime que celles-ci "ont surtout une demande de rééquilibrage des échanges, qui n’est pas nouvelle". Et selon un diplomate, bien qu’elle soit un gros pourvoyeur de droits (2 121 cessions en Chine en 2016, dont près des deux tiers en jeunesse), la France est "considérée éditorialement comme un pays ami". Elle ne serait pas visée directement. Les restrictions toucheraient bien plus la production japonaise, coréenne voire américaine.
(1) Voir notamment notre article du 13.3.2017 sur livreshebdo.fr : http://www.livreshebdo.fr/article/la-chine-veut-restreindre-les-importations-de-livres-jeunesse.