A 50 ans, Kamel Ouazani aime toujours autant explorer des territoires inconnus et "vagabonder vers l’ailleurs". "Déjà tout jeune, j’avais le goût de la transgression et j’aimais me confronter aux limites, dit-il. Mais mes copains me suivaient parce que, à la clé, il y avait des bons plans." Son dernier saut dans l’inconnu, il l’a effectué en février 2014. Il rachète alors la librairie-papeterie Chapitre de Roanne (Loire), cédée par l’enseigne alors placée en liquidation judiciaire. Il ne connaît que de très loin l’univers du livre. Lui vient de l’alimentation biologique et de la restauration rapide chez McDonald’s. Mais depuis 2012 et les premières difficultés de la chaîne, il flaire le bon coup, aidé par son épouse Marie-Rose, libraire, elle, chez Flammarion-Chapitre à Lyon.
Dix ans chez McDo
"En 1996, quand j’ai travaillé avec lui chez McDonald’s, je ne l’imaginais pas libraire, se souvient Philippe Amice, représentant Delsol pour le Centre-Ouest. Mais, finalement, je ne suis pas étonné de sa décision. Au vu de son expérience dans le domaine économique, doublée d’un sens aigu de l’analyse et d’une réelle attention aux parcours de ses salariés, c’est très logique", observe le commercial, qui doit d’ailleurs sa reconversion vers la librairie, puis la diffusion, à son ancien patron.
Ses qualités d’entrepreneur, Kamel Ouazani les a acquises tout au long de son parcours. Ses dix ans chez McDonald’s, où il assure la direction opérationnelle de cinq restaurants en Rhône-Alpes, l’ont façonné. "J’y ai tout aimé et beaucoup appris. J’avais des procédures à appliquer, des clients à séduire et une bande à mener", apprécie le libraire, qui se passionne alors pour le management et reprend une formation à l’IAE de Lyon. Mais, arrivé à 40 ans et malgré "une vie agréable", il plaque tout pour se lancer en indépendant. Sensible à la philosophie écologiste, il effectue une étude de marché et postule dans deux réseaux d’alimentation biologique. Biocoop l’accepte et il rachète en 2007 deux magasins dans la Drôme, à Romans-sur-Isère et à Portes-lès-Valence. "Dès lors, j’ai pu mettre en place tout ce qui me motivait : gérer et former des équipes afin de déléguer toujours plus et continuer à m’amuser en faisant du commerce, une des meilleures formes de rapprochement entre les individus", raconte Kamel Ouazani.
Un état d’esprit collectif
Ce goût de l’humain et ce plaisir de la vente, il a su, selon Elizabeth Malek, représentante chez Flammarion, "les adapter à la librairie et les inculquer à son équipe. On sent, depuis le rachat, une remobilisation des troupes, une nouvelle implication." Au Forum Mirose, nom qu’il a choisi pour sa librairie, il lui importe en effet de forger une "équipe qui tient la route, capable de travailler en autonomie, et dont les compétences correspondent aux besoins de l’entreprise." Après huit départs, il a recruté des "profils différents et chevronnés" et n’a pas hésité à envoyer ses libraires en stage au Divan (Paris), chez Vivement dimanche (Lyon) ou chez Lucioles (Vienne). L’objectif, c’est que "chacun s’approprie la pérennité de la librairie et se sente responsable de son travail afin que naisse un état d’esprit collectif et une culture d’entreprise. L’exercice est long et difficile, parce qu’il faut casser les habitudes et convaincre, mais c’est exaltant", reconnaît Kamel Ouazani. Exigeant, parfois "autoritaire mais qui assume ses choix", témoigne Philippe Amicel, l’homme "aime pouvoir compter sur ses employés et savoir qu’il peut leur faire confiance", confirme Fatima Lopez, responsable du magasin Biocoop de Romans-sur-Isère. A terme, et aussi par obligation puisqu’il partage son temps entre le bio et la librairie, Kamel Ouazani espère nommer au Forum Mirose "quelqu’un du cru" au poste de directeur adjoint, qui serait chargé de l’opérationnel et du commercial, se réservant pour sa gouverne la supervision stratégique.
En attendant, il s’emploie à consolider les fondations de la librairie. Frais de fonctionnement et charges ont été allégés de 30 000 euros et, côté commercial, il a notamment demandé à ses libraires de reconstituer l’assortiment en librairie, y consacrant plus de 300 000 euros. "Il fallait faire le ménage et redonner toute sa place au livre, longtemps délaissé au profit du multimédia", explique Kamel Ouazani. Son prochain chantier : le réaménagement de l’espace de vente. Il veut faire entrer la lumière naturelle dans cette "petite Fnac" tout en longueur, située au premier étage, sans vitrine, et rêve de faire sauter les alcôves pour créer "du lien entre les livres comme entre les gens".
Le lien social et le partage constituent l’autre axe de développement sur lequel s’appuie cet amoureux des livres, qui se revendique plus "épicier culturel" que libraire. Partenariats avec les médiathèques et institutions locales, rencontres et animations s’étoffent donc doucement. "Mais c’est difficile d’entrer dans les réseaux des éditeurs. Nous sommes trop petits pour attirer les grands noms et trop gros pour susciter la sympathie", constate Kamel Ouazani, qui aimerait pourtant "proposer à ses clients, qui le méritent tout autant que ceux de Lyon ou Paris, le nirvana du grand auteur". Patient, il se donne du temps pour se faire connaître et suit au plus près opérations commerciales et campagne promotionnelle. "Il est très présent", confirme Elizabeth Malek.
Travailler en réseau
L’entre-soi, il l’a aussi retrouvé chez les libraires. "C’est un microcosme, mais qui commence à comprendre qu’il faut s’ouvrir pour s’en sortir, que le client reste la personne la plus importante et que le libraire d’à côté n’est pas un concurrent mais un collègue. C’est vrai, le métier est prenant, mais c’est une raison de plus pour s’appuyer sur les autres et se constituer en réseau", martèle Kamel Ouazani. Il a donc rejoint l’association Libraires ensemble. Séduit par son expérience dans d’autres groupements et par son regard "incisif et juste", son président, Jean-Michel Blanc (Ravy, Quimper), lui a d’ailleurs demandé d’intégrer le conseil d’administration, persuadé que Kamel Ouazani peut leur "faire gagner du temps".