Depuis 2013, le mandarin est la première langue de cession de droits de livres français (la seconde après l’espagnol si on inclut les coéditions), représentant à lui seul 10 % des traductions en langues étrangères. Après une lune de miel de cinq ans, la baisse des collaborations avec la Chine a entamé sa « longue marche » en 2017, pour chuter de 40 % depuis. Selon le rapport annuel d’activité du Syndicat national de l'édition (SNE), sur les 1244 livres français cédés en 2023 à des éditeurs chinois pour des traductions, 713 était des livres jeunesse. Loin derrière, les SHS, auréolées du succès des auteurs de la French Theory, tirent leur épingle du jeu avec 145 titres cédés ;112 bandes dessinées ou romans graphiques trouveront leur place au côté des traditionnels lianhuahua chinois ; et au pied du podium, la fiction peine encore à percer le marché chinois, avec seulement 91 romans cédés.
La crise sanitaire n’a donc pas été la seule responsable du ralentissement des cessions de livres français en Chine, dont les causes sont plus profondes. Quand la France exporte encore massivement sa production dans l’Empire du Milieu, moins d’une centaine de livres chinois sont publiés chaque année en français.
Si la Chine exerce un contrôle strict sur ce qui provient de l’étranger, c’est par conviction bien sûr mais aussi par souci de rééquilibrer acquisitions et cessions alors qu’elle veut rayonner davantage à l’international. Solène Chabanais, directrice des Droits étrangers des éditions Albin Michel, a constaté ces dernières années une plus grande prudence des éditeurs chinois qui ont freiné leurs acquisitions, particulièrement dans le domaine de la fiction alors qu’ils restent des partenaires de premier plan pour les SHS : « les sujets qu’[ils] ont le droit d’aborder dans leurs publications se sont restreints ». Lassés par les difficultés à obtenir des numéros ISBN pour leurs livres traduits, les éditeurs chinois en arrivent à s’interdire certains projets par crainte de ne pas les voir aboutir.
Dans un pays où la surveillance est l’affaire de tous, même les consommateurs peuvent faire retirer un livre du marché, grâce à un système de plaintes en ligne permettant aux lecteurs de pointer du doigt un contenu jugé douteux.
Une spirale du livre au rabais
Alors que la crise économique impacte le pouvoir d’achat et que le marché du livre est saturé par une surproduction, c’est pourtant un autre fléau qui met l’équilibre financier de l'édition chinoise en péril : la concurrence déloyale des plateformes digitales. Le marché du livre chinois dépend en grande partie du e-commerce car c’est en ligne que se font désormais 78% des ventes de livres.
En Chine où seuls les prix des manuels scolaires sont fixés par les pouvoirs publics, le prix indicatif imprimé en quatrième de couverture sert de base aux remises pouvant atteindre 70% sur certaines plateformes. Dans cette spirale du livre au rabais, les plateformes de vidéos courtes sont devenues, avec 26,67% du marché, le deuxième canal de distribution après les plateformes digitales, selon l’institut Open Book. Sarah Briand, Attachée pour le Livre à l’ambassade de France en Chine, confirme que, grâce aux influenceurs, « plus de 400 millions d’exemplaires se sont vendus sur les réseaux sociaux en 2023, soit une augmentation de 108% par rapport à 2022 ».
Dans ce système de distribution vicié, Jennifer Liu a récemment ouvert à Shanghai une librairie dédiée aux romans graphiques. Avide de contenus français, elle chérit cette curiosité « qui est en partie la raison pour laquelle la Chine s'est développée si rapidement après son ouverture ». Et elle avoue n’avoir d’autre choix que d’acheter des livres à prix cassés sur les plateformes en ligne pour les revendre dans sa librairie - appelée Anglomo en hommage au festival d’Angoulême ! Séduits comme elle par l’image qualitative dont jouit la France en Chine, de nombreux éditeurs chinois restent d’autant plus désireux de traduire des livres français qu’ils peinent à trouver leur équivalent dans la production nationale. Pour une raison simple : coercition et créativité n’ont jamais fait bon ménage.