L’étalement de l’offre éditoriale sur un nombre croissant de titres caractérise le marché du livre depuis une trentaine d'années. Par exemple, si la base Electre recensait 38657 nouveautés en 1999, elle en a dénombré 68187 en 2014. Cette évolution a souvent été relevée pour en regretter les conséquences néfastes : surencombrement des tables des libraires, réduction du temps de présence des livres, dispersion de l’attention médiatique, etc.
Mais si le moteur de cette évolution est en partie économique (financer les éditeurs par les offices), il a aussi été rendu possible car cette multitude de titres trouvait une diversité de lecteurs (même peu nombreux sur chaque titre).
Les données recueillies pour établir le palmarès des livres les plus empruntés en bibliothèque fournit une confirmation éclatante de cette capacité du livre à s’adresser aux lecteurs dans leur diversité.
Le constat majeur à l’observation des données du baromètre TMO/C3RB/Koha est que là où il s’agissait de faire émerger un nombre réduit de références d’œuvres empruntés, on constate au contraire une formidable dispersion des prêts. Les 10 œuvres les plus empruntées dans les 94 bibliothèques de l’échantillon représentatif des établissements français ne rassemblent que 0,3% du total des 5 millions d’emprunts enregistrés. Y compris quand on ouvre le périmètre aux 1000 œuvres les plus empruntées, elles ne pèsent que 9% du total !
Loin d’un comportement grégaire, les lecteurs en bibliothèque s’emploient à explorer l’extraordinaire richesse des collections qui leur sont proposées. Bien sûr, certains tournent leur regard vers la diversité des collections faute de trouver les livres qui font l'actualité parce qu'ils sont déjà empruntés ou pas encore en rayon mais cela ne suffit pas à expliquer cet éclatement des lectures. La plupart des emprunteurs ne s’enferment pas dans des prescriptions médiatiques ou même dans un bouche à oreille convergeant. Ils entrent dans ce foisonnement de livres avec la singularité qui les caractérise.
Ces résultats vont dans le sens
de ceux observés par B. Lahire dans
La culture des individus. Chacun de nous est façonné par un faisceau d’expériences socialisatrices qui construisent nos goûts, nos compétences et nos pratiques. Telle une butte témoin, nous sommes modelés par la diversité des environnements auxquels nous avons été confrontés depuis notre enfance dans le cadre familial, scolaire, amical, conjugal, professionnel, associatif, etc. Nous avons rencontré des lecteurs et des non lecteurs, des personnes qui ont su nous donner envie de lire telle ou telle forme de production éditoriale (ou, au contraire, nous en détourner). C’est sous la pression de ces forces plus ou moins puissantes que nous menons notre carrière de lecteur qui nous est, du coup, fortement irréductible. Et il se trouve que l’offre de livres présente une profusion de titres récents ou anciens à même d’entrer dans un dialogue singulier avec chacun de nous. Non seulement chacun peut faire sa lecture d’un titre identique mais on s’aperçoit que chacun sélectionne un support de lecture qui lui apparaît comme personnel.
De ce point de vue, nombreux sont nos contemporains qui peuvent se retrouver dans
l’expérience que
Livres-Hebdo a récemment (n°1034) demandé à 32 professionnels du livre de confier le « titre du livre qui un jour leur a fait du bien ». On perçoit alors un éventail très varié de titres qui sont associés à des situations personnelles marquantes : éloignement des proches, enfermement dans le service militaire ou dans un cadre géographique confiné, relations difficiles avec les parents au moment de l’adolescence, rencontre du conjoint, etc. Bien que le livre fasse partie des « industries culturelles », il n’est pas incompatible avec l’aspiration contemporaine à la découverte et l’expression de soi. Les industries classiques entrent dans cette tendance et on peut aujourd’hui choisir la couleur de sa voiture ou l’étiquette de son pot de pâte à tartiner… Les livres, par leur nombre et leur diversité sont à même d’offrir une palette presque infinie de support de révélation de soi. C’est probablement dans cette voie que se trouve la modernité du livre au-delà du caractère potentiellement désuet du support papier. Qu’importe le papier pourvu que le livre soit le support de soi !
Et cette capacité du livre à s’adresser à chacun de nous ne nous enferme pour autant pas dans une relation avec notre propre nombril. Bien qu’en rapport avec soi, nous finissons par former ce que P. Quignard nomme une « communauté de solitaires » (dans
Sur l'idée d'une communauté de solitaires). Comme il l’écrit :
« Tous ceux qui lisent sont seuls dans le monde avec leur unique exemplaire. Ils forment la communauté mystérieuse des lecteurs ». C’est cette communauté fondée sur des individus pleinement personnalisés qu’il s’agit de construire par l’édition, dans les librairies et les bibliothèques.