A un moment, Pierre-Yves Leprince passe aux aveux : "Ce petit livre est un roman d’admiration déguisé en roman policier." Nul ne saurait mieux définir le premier roman de ce décorateur de théâtre dont on ignore tout. Mais l’auteur est trop modeste : il ne s’agit pas d’un "petit livre", plutôt d’un roman-fleuve ramifié, subtil, plus proustien que nature. En écoutant parler Monsieur Proust avec le jeune Noël, le narrateur censé écrire ses souvenirs en 1986, on sait non seulement que Leprince possède une connaissance intime d’A la recherche du temps perdu, qu’il a exploré chacun des innombrables recoins de ce que Proust appelait sa "cathédrale". Mais on a l’impression qu’il l’a connu personnellement, qu’il l’a aimé en dépit de ses caprices, de son caractère tyrannique, jaloux à l’extrême, de sa part d’ombre, qu’il a vraiment partagé avec lui ces enquêtes policières où la sagacité de l’écrivain promu détective en chambre, et l’extrême finesse de son sens de la psychologie font merveille. La Recherche, finalement, ne serait-elle pas un gros millefeuille policier ?
Nous sommes à l’automne 1906, à l’hôtel des Réservoirs, de Versailles, où Marcel Proust, encore très choqué par le décès de sa "chère Maman", est venu tenter de se ressourcer, de retrouver l’envie de vivre. Il ne s’est pas encore lancé à corps perdu dans son grand œuvre, mais y réfléchit sérieusement, et note tout un tas d’éléments, de phrases, dans ses précieux carnets. Et justement, c’est l’un d’entre eux qui vient de disparaître dans sa chambre. Proust met en émoi tout le personnel - très masculin - de cette bonbonnière cosy où l’on est aux petits soins pour ce riche excentrique, qui distribue des pourboires si généreux.
Afin de l’aider à retrouver son "cornet", comme dit Massimo, le portier italien rapace et maître ès cuirs, la direction lui envoie Noël, 16 ans, un p’tit gars débrouillard. D’un milieu modeste, mais bien élevé et cultivé (il sait lire et écrire, a appris la musique avec Gustave Charpentier en personne), il sert de coursier chez Bâtard et Fils, une agence de détectives. Son patron, qui l’a formé, se montre enchanté de cette opportunité. Le gamin, lui, se rend compte, dès sa première rencontre avec Monsieur Proust, que c’est pour lui une chance à saisir. Il plaît beaucoup à son client - mais, contrairement à ceux avec Joseph ou Daniel, leurs rapports demeureront strictement amicaux - et une belle relation va se nouer entre eux. Noël retrouve le carnet, puis va aider Proust à enquêter, comme par procuration, sur un certain nombre de faits divers versaillais, et même un crime perpétré dans l’hôtel : Joseph, l’un des valets, est retrouvé assassiné…
Erudition jamais pesante, récit plein d’humour où abondent les morceaux de bravoure, les pastiches et clins d’œil, décalage entre les deux héros que tout sépare, mais très complices, source de scènes enlevées, tout concourt à faire de ces Enquêtes de Monsieur Proust un vrai régal. Comme le roman s’arrête en 1907, et que Noël a fréquenté Proust jusqu’à sa mort, en 1922, ose-t-on espérer un deuxième volume ?
J.-C. P.