Si c’était un fleuve, on penserait à l’Amazonie. Quelque chose de tumultueux, de pas tranquille. Pour Emmanuelle Loyer, ce serait plutôt la Seine. Sinueuse certes, mais plutôt calme. Ainsi fut la vie de Claude Lévi-Strauss (1908-2009), à l’image de son bureau parisien de la rue des Marronniers, derrière la Maison de la Radio. Cet espace, cet agencement, ces tiroirs où tout était si bien rangé cadrent avec la vie de l’ethnologue. C’était son cabinet de curiosités. Mais de curiosités ordonnées par l’idée qu’il existe des formes primitives dans lesquelles tous les peuples se retrouvent.
Emmanuelle Loyer déroule le film, étape par étape : les origines familiales, l’expédition fondatrice au Brésil chez les Indiens Nambikwara, le séjour à New York pendant la Seconde Guerre mondiale et sa rencontre avec le linguiste Roman Jakobson, d’où surgiront une amitié et le structuralisme, la rédaction de Tristes tropiques qui suscitera tant de vocations, puis l’ascension académique, le Collège de France, un séminaire comme Lacan, Barthes et Foucault, l’élection sous la Coupole et l’installation à la place de l’intellectuel français le plus reconnu dans le monde, position justifiée par le fait que ses travaux alimentèrent et nourrissent encore de nombreux débats.
Malgré sa longueur, par sa maîtrise du sujet et sa qualité d’écriture, Emmanuelle Loyer signe ce qui pourrait bien être la biographie de l’automne. Elle y dévoile le portrait d’une époque autant que celle d’un homme. Elle revient sur la brouille avec Roger Caillois après la parution de Race et histoire, sur son refus de l’entrée de Marguerite Yourcenar à l’Académie française - une tribu ne change pas son règlement ! - ou son sens de la ponctualité à l’endroit d’un Jacques Chancel en retard.
Ceux que les pavés effraient pourront se plonger dans les Lettres à ses parents. Certes, ce n’est pas tout Lévi-Strauss, mais on voit bien le savant en gestation, celui qui s’organise déjà. Pendant son service militaire, il écrit moins pour dire quelque chose que pour garder le contact avec ses parents. Puis il finit par se faire l’ethnologue de son quotidien. Emmanuelle Loyer cite d’ailleurs une lettre new-yorkaise de la fin de 1944. "J’ai beaucoup acquis intellectuellement pendant ces trois ans, et il me faudra probablement le reste de ma vie pour mettre à exécution le programme que je me suis préparé. Tout ce que je souhaite est une existence qui me permette de le réaliser." Il y parviendra au-delà de ses espérances. Et c’est bien cette traversée du XXe siècle qui nous est présentée. Celle d’un homme fait de tous les hommes, certes, mais que tous les hommes ne valent pas. L. L.