Dans un reportage du Monde en date du 26 avril dernier, "A Berlin, la fronde des anti-Google", on pouvait lire que, pour les "geeks libertaires", "Google est l’ennemi absolu", en tant que société œuvrant pour la surveillance généralisée des internautes, collaborant avec le gouvernement américain, nous préparant un "avenir cauchemardesque fondé sur la gouvernance algorithmique"— sans oublier, bien sûr, les accusations d’évasion fiscale.

Si on se reporte en décembre 2004, on peut mesurer le chemin parcouru dans le désamour qui semble désormais frapper les grandes sociétés américaines du numérique, celles qu’on a coutume d’appeler les GAFA, pour Google, Amazon, Facebook et Apple – seule cette dernière semblant pour l’instant échapper au désenchantement général.

En décembre 2004 donc, Google annonçait à grands renforts de publicité son projet «Google Print», dont le but était de numériser, en dix ans, 15 millions de livres, en multipliant, pour se procurer les livres, les partenariats avec des bibliothèques, américaines dans un premier temps, puis dans d’autres pays, et notamment en Europe, et notamment en France.

En France et comme souvent, les projets de Google entraînèrent deux attitudes qu’on pourrait qualifier de clivées. D’un côté, Jean-Noël Jeanneney, alors président de la Bibliothèque nationale de France, dénonça, dans un petit pamphlet qui fit grand bruit, Quand Google défie l’Europe (Mille et une nuits, 2010), cette entreprise jugée monopolistique. De l’autre, la bibliothèque municipale de Lyon conclut un partenariat avec Google pour la numérisation de 500 000 ouvrages tombés dans le domaine public.

15 ans plus tard

Si on rappelle cet épisode, encore dans toutes les mémoires, c’est que, en le transposant dans le contexte contemporain, on peut supposer que Jean-Noël Jeanneney recevrait aujourd’hui beaucoup plus de soutiens, en particulier de la part de l’Union européenne et de ses institutions qui, il y a 15 ans, était beaucoup moins virulente (au moins dans le discours) qu'elle semble l’être devenue aujourd’hui à l’égard de Google, mais aussi d’Apple ou de Facebook. Quant à Patrick Bazin, alors directeur de la bibliothèque municipale de Lyon, gageons qu’il lui aurait fallu encore plus de courage pour imposer un projet qui, déjà à l’époque, était loin de faire l’unanimité. Comme quoi, en matière de projets numériques comme dans bien d’autres domaines, tout est affaire de politique et de relais médiatiques.

Presque 15 ans plus tard, Gallica, la bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France, qui connut, comme "réponse" à "Google Print", une accélération spectaculaire à partir de 2005, est une réussite. Mais c’est aussi le cas de Numelyo, la bibliothèque numérique de Lyon, élaborée grâce aux moyens de Google. L’une comme l’autre ont su avantageusement profiter d’opportunités, si opposées fussent-elles, pour améliorer l’accès à leurs collections. Par contre, en tout cas vu de ce côté-ci de l’Atlantique, "Google Print", devenu entretemps "Google Livres", semble encore un projet en devenir, présenté sur sa page d’accueil comme l’ "index de livres complets le plus fourni au monde", formulation alambiquée qui traduit la nouvelle modestie du projet, bien loin désormais d’être la priorité d’Alphabet, la société qui a succédé à Google.

De cette aventure, il y a, semble-t-il, une double leçon à tirer. D’abord, et c’est un truisme qui mérite d’être rappelé, que le temps des bibliothèques n’est pas celui des entreprises, fussent-elles bien intentionnées. Gallica comme Numelyo peuvent désormais capitaliser sur le travail accompli pour développer une offre de services aux chercheurs, établir des partenariats, etc., alors qu’Alphabet, on peut le supposer, est passé à autre chose.

Intelligence artificielle

L’autre leçon permet de rappeler que, à l’époque de "l’affaire Google", nombre de détracteurs indiquaient que, en numérisant des millions de livres, Google n’avait pas tant l’ambition de bâtir une bibliothèque numérique qu’une gigantesque base de connaissances, à partir de laquelle construire une intelligence artificielle qui permettrait de répondre à n’importe quelle question posée en "langage naturel", grâce à l’exploitation par des logiciels ad hoc de l’information contenue dans les livres.

15 ans plus tard, on attend toujours, mais l’intelligence artificielle semble désormais le nouvel horizon (libéral en tout cas) de l’avenir des technologies numériques qui, ayant épuisé leur capital de séduction, semblent plus enclines désormais à la menace sur l’emploi. Ajoutons alors au temps des bibliothèques celui des bibliothécaires, et rendez-vous dans 15 ans.
04.06 2018

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