Docteure en anthropologie, Ariane Monnier conduit en observatrice minutieuse un premier roman efficacement dérangeant qui suit la vie à huis clos d’une famille sur plus de trente ans. Le presbytère est la vieille bâtisse autrefois habitée par un pasteur, à la sortie d’"un village dans une région de moyenne montagne", dans laquelle s’installe à la fin des années 1960 un jeune couple, Balthazar, médecin, et Sonia. Des enfants vont y naître, deux garçons puis une fille, plus tard une dernière fille.
Très tôt dans le roman, quelques indices installent déjà le malaise. Qui est ce si séduisant docteur Béranger ? Ce chef de famille rigide tout cintré dans ses principes d’éducation ? Ce père à la morale stricte qui a des idées très arrêtées sur tout et interdit ballons, télé, bonbons, jouets en plastique et limonade dans sa maison… ? Ce musicien aux manières affables submergé par des accès de rage froide ? La mère, dominée, est à peine moins inquiétante, soumise à l’autorité de ce mari qui régit toute leur vie y compris sociale, imposant au cœur de la famille Tanguy, un adolescent à l’enfance martyrisée, et un couple de voisins, "des gens de goût" qu’admire Balthazar. Les aînés sont déscolarisés jusqu’à 8 ans pour mieux se consacrer "à ce qu’il appelle le soin quotidien de l’âme".
On va ainsi suivre la fratrie traversant tous les âges, mais avec ce sentiment, renforcé par l’usage exclusif du présent, que le temps patine, que les enfants sont prisonniers dans cet unique décor où se jouent perversions et abus déguisés en marques d’attention et en preuves d’amour. Une terreur de proximité faite de secrets, d’aveuglement, de déni qui prend la forme d’injonctions douces, de chantages en cascade, de menaces muettes.
Le roman avance par sauts. Il enjambe les années et s’attarde soudain sur des scènes comme des tableaux miniatures. C’est menaçant avec presque rien, sans psychologie. Rien d’explicite sinon des images fugitives de corps recroquevillés sur un parquet, de pulls qui se déforment sous un geste brusque, de douches tout habillé, de violon jeté au feu… Sous les notes d’un rondeau au clavecin, une violence qui ne dit jamais son nom et fait son œuvre de destruction intime. Véronique Rossignol