Les bibliothèques traversent une période de doute avec des évolutions paradoxales. D'un côté, les collectivités locales voient leurs contraintes budgétaires s’accroître ce qui les conduit à réduire les effectifs voire à fermer certains établissements. On se souvient du choc suscité par l'annonce du projet de
fermeture de deux annexes du réseau de Grenoble en juin ou tout
récemment à Besançon. D'autres communes voient leur bibliothèque mise en suspens comme à
Maron près de Nancy.
D'un autre côté,
des projets de mini-bibliothèques fleurissent un peu partout. Ce sont souvent des habitants qui prennent l'initiative d'installer des dépôts de livres dans des lieux très variés. Il peut s'agir d'un
abribus comme à La Châtelaine dans le Jura, d'une
ancienne cabine téléphonique comme à Trois-Fonds dans la Creuse ou encore d'une multitude de boîte ou cabanes pour abriter les livres comme en recense
Les livres des rues. Tous ces amoureux du livre mettent en avant leur passion et lui donnent une visibilité dans l'espace public comme l'affirmation de la vitalité de ce support à l'heure où les écrans captent de plus en plus l'attention de leurs contemporains. Des associations se sont formées, des municipalités ont apporté leur contribution à ces initiatives mais le plus souvent elles émanaient de citoyens.
Mais devant ce succès,
on repère des tentatives pour surfer sur cette vague. C'est ainsi qu'on peut analyser le
projet Vivalivres lancé par le groupe Casino. Il est envisagé de créer des petites bibliothèques de 4 rayonnages en libre-accès devant les magasins qui sont implantés dans des zones rurales. Les deux premières « petites bibliothèques libres » ont été inaugurées à la fin du mois d'août en Seine-et-Marne et en Isère. Pour la marque, il ne s'agit pas de générer directement du chiffre d'affaire mais d'approfondir l'inscription locale de ces commerces qui «
sont des lieux de vie où commerçants et clients entretiennent une relation étroite » explique la directrice marketing et communication de l'enseigne.
Dans un tout autre contexte, la présidente de la Région Île-de-France Valérie Pécresse a annoncé dans le cadre de la
présentation de sa politique culturelle qu'elle proposait la création de « boites à livres » dans les gares, les lycées ou des lieux de loisirs. S'appuyant sur la vogue pour ce type de service, la Région montre sa proximité avec la population et affiche une politique de promotion de la lecture. Certains pourraient ironiser sur la faiblesse des moyens que cela représente mais il faut convenir que cette collectivité n'a aucune obligation en matière de lecture publique.
Le succès de ces « boîtes à livres » pourrait être mis en parallèle avec la diffusion des « armoires-bibliothèques » à la fin du XIXème siècle. Après tout, dans les deux cas, il s'agit de petites collections de livres rassemblées dans un meuble. Mais là où les « armoires-bibliothèques » relevaient d'une volonté des élites de moraliser les lectures populaires par l'intermédiaire de l'Ecole (les fonds étaient visés par un Inspecteur), les « boîtes à livres » naissent d'abord de la volonté de certains habitants à l'écart des institutions (et notamment de l'Ecole) et d'une vision prescriptrice de la lecture.
Ce ne sont plus les lectures qui sont dangereuses mais l'absence de la pratique ! Les livres (tous!) sont faits pour être lus et cela passe par leur mise à disposition gracieuse à toute la population quand elle le souhaite avec de surcroît l'idée de l'échange entre lecteurs. L'impression vécue de liberté chez nombre de ses promoteurs provient de cet investissement de l'espace public par cet objet à forte connotation privée. Et les professionnels du livre sont comme mis à l'écart de façon à ne pas instituer le livre et la lecture. Les bibliothécaires pourraient en prendre ombrage mais, s'ils n'occupaient pas leur statut, nombre d'entre eux se retrouveraient dans cette vision à la fois profondément personnelle et militante de la lecture. Alors que se retrouvent à Caen
les directeurs des bibliothèques départementales pour réfléchir sur leurs relations avec leur réseau, ils ont à composer avec cette dynamique de méfiance à l'égard de l'institutionnalisation de la lecture.
Si la politique de lecture publique (notamment sous Lang/Gattégno) a été largement pensée à partir de la construction de bibliothèques physiques, ce qui était sans doute nécessaire au début des années 80, elle semble désormais moins prioritaire.
Le livre et la lecture quittent les murs des établissements, s'installent partout et tout le temps. Refonder un discours sur les bibliothèques consiste à prendre acte de cette tendance sans pour autant y succomber totalement. Les bibliothèques demeurent un lieu permanent de propositions de collections vastes et diverses mais elles ne peuvent plus se poser comme seules promoteurs de la lecture. Elles doivent prendre au sérieux, expliquer, mesurer et faire reconnaître leur contribution majeure à la vie de la collectivité sans quoi elles pourraient apparaître comme obsolètes.
De quelle politique les bibliothèques sont-elles désormais l'instrument ? Une bonne question pour un prochain congrès ?