19 août > Roman France

Six romans ont installé en dix ans le journaliste Sorj Chalandon en écrivain reconnu. Dans un parcours fictionnel marqué par le diptyque irlandais Mon traître et Retour à Killybegs, il a de livre en livre asséché son lyrisme sentimental pour essorer le chagrin des trahisons et des abus de confiance qui imprègne tous ses romans.

Emile, le jeune héros narrateur de Profession du père a 12 ans en 1961, l’âge de l’enfant bègue du Petit Bonzi, le premier roman de Sorj Chalandon. Et, comme lui, il vit à Lyon. Emile est fils unique, va au collège, dessine et a un père… agent secret qui a été - il en est fier et son fils n’en doute pas - un ami de De Gaulle, son conseiller de l’ombre, avant que le Général ne le déçoive en accordant l’indépendance à l’Algérie. Il est désormais membre actif de l’OAS, un proche de Ted, un agent de la CIA, le parrain américain d’Emile, que l’enfant n’a jamais vu. Le père a aussi été ceinture noire de judo, aspirant footballeur professionnel, un temps pasteur d’une église pentecôtiste américaine. A l’occasion, il peut aussi être médecin, ou même exorciste pour soigner l’asthme chronique de son fils.

On sourit d’abord devant une telle surenchère dans la mythomanie, la vantardise et les délires paranoïaques, devant cette figure d’usurpateur au bord de la caricature. Mais le père n’est pas un doux dingue, avec trench-coat et talkie-walkie, sorti d’un film de Blake Edwards ; c’est un tyran domestique qui exerce une terreur psychologique quotidienne sur l’enfant et sa mère. C’est cette violence-là, celle de la manipulation et du chantage affectif, qui est effrayante. C’est la crédulité du garçon qui fait mal, son regard plein d’admiration, de crainte, de volonté de plaire, celle des fils encore dans la phase "mon père, ce héros". D’autant qu’il y a aussi les coups, les vrais. Moins pervers, non moins injustes. "Tu connais ton père", dédouane la mère. Et le "Debout, rebelle !" au réveil qui précède les exercices d’entraînement du jeune "soldat" est lourd de menaces implicites. Tandis que le garçon se voit chargé de toute la responsabilité de promesses jamais tenues.

Pour impressionner un de ses camarades, un rapatrié dont la famille vient d’Oran, Emile relaie à son tour les énormes bobards du père. Mensonges sur mensonges, ces bombes-là sont aussi mortelles que les balles du Mauser rangé dans l’armoire.

Quand le roman s’ouvre, en avril 2011, cinquante ans se sont écoulés depuis le putsch des généraux. Le fils est devenu restaurateur de tableaux, "peintre sur des tableaux malades". C’est l’heure de la mise en bière. La fin du père sans profession. Les larmes ont séché, comme un vieux vernis.

Véronique Rossignol

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