Il suffit parfois d’une image. Là, ce serait celle d’un jeune homme dans un hôtel (il est veilleur de nuit) qui regarde des écrans de surveillance. Ce sera la matrice de ce roman, L’avancée de la nuit, que Jakuta Alikavazovic a mis des années à écrire. Il y aurait donc un garçon, Paul, et une fille, Amélia, et le souvenir de l’un à propos de l’autre, la marque vive qu’elle lui laisse. Il y aurait eu entre-temps aussi Paris, des chambres d’hôtel, des enfants terribles terriblement tristes, une professeure qui est sans doute pour les deux jeunes gens bien plus que cela, des nuits comme autant de secrets, de complots de colère, et finalement la fuite, Sarajevo, sur les traces d’une mère évanouie et Paul qui doit de tant de chagrin, de vide, d’amour, faire sa pelote.
Robe noire, souriante et raisonnablement rétive à l’exégèse, Jakuta le concède : "De tous les livres que j’ai écrits jusqu’à maintenant, c’est le plus personnel. C’est un livre sur la difficulté du monde et sur sa beauté. C’est aussi, définitivement, un roman d’amour. C’est ce qui lui donne son élan." De fait, si tous ses livres sont beaux, propositions de fictions intrigantes et justes, aucun n’a ce poids d’émotion, aucun ne semble être ainsi au plus près de la vérité de son auteure. Pour elle, ce serait presque logique puisque "chaque livre prépare le suivant et que l’on ne naît pas l’écrivain que l’on devient. Il fallait, là, trouver la bonne distance, le ton juste, par rapport au matériau biographique, notamment pour tout ce qui concerne l’ex-Yougoslavie."
Des rêves d’astronaute
Le père de Jakuta est monténégrin, sa mère bosnienne, et les deux yougoslaves, donc. Ils arrivent à Paris en 1970 ; leur fille, unique, y naîtra une dizaine d’années plus tard dans un foyer, à Montmartre, où les livres sont omniprésents. Assez vite, une fois ses rêves d’astronaute ou d’exploratrice évanouis, la petite Jakuta comprend confusément encore (et la lecture de L’or de Cendrars lui sert de rite initiatique) que la fiction sera à jamais son biotope. Aujourd’hui, elle dit : "La fiction, c’est l’horizon impossible par excellence puisque c’est virtuel et cette impossibilité est déchirante." Est-ce là ce qu’elle traque au fil de ses voyages, l’Ecosse, Rome, le retour à Sarajevo et la langue anglaise, américaine surtout, qui la réinvente en traductrice (pour Ben Lerner ou Lila Azam Zanganeh) et lui offre à jamais "une chambre à soi" ? Il est vrai qu’il y a de nombreuses pièces dans la maison de Jakuta, outre celles dédiées à l’écriture ("J’aime de plus en plus ça", avoue-t-elle joyeusement) et à la traduction, celle de l’enseignement pour cette tête bien faite, ENS à Cachan et agrégation d’anglais pour des cours désormais à Paris-3 en "littérature et arts visuels du monde anglophone".
On l’interroge sur son séjour à la villa Médicis, elle répond : "C’est très agréable de lire sous un arbre." Le 24 août prochain, jour de sortie de L’avancée de la nuit, chacun voudra le vérifier. Il devrait faire beau.
Olivier Mony
L’avancée de la nuit, deJakuta Alikavazovic, L’Olivier. 19 €, 285 p. Sortie : 24 août. ISBN : 978-2-8236-1187-8