C’est une phrase d’Herman Melville : "En ce monde de mensonges, la vérité est forcée de fuir dans les bois comme un daim blanc effarouché." C’est très joli les daims blancs, c’est très rare aussi, tout autant que la vérité. Celle, intime, artistique, secrète, que traque le narrateur de Tiens ferme ta couronne, le nouveau roman, rêveur et réflexif, de Yannick Haenel qui, à coup sûr, constituera l’un des événements de cette rentrée littéraire d’automne.
Soit, donc, un homme à la croisée de ses chemins. Il est romancier. Il est seul. Seul dans Paris. Il ne sait que faire de cette solitude, des livres, ceux déjà écrits et qui lui paraissent ne plus le concerner en rien. Pour l’heure, la seule chose qui importe, occupe ses jours autant que ses nuits, distrait sa solitude, c’est le cinéma. Plus précisément, The great Melville, l’ample scénario qu’il vient d’écrire, consacré à l’auteur de Moby Dick, à sa vie, à son chagrin, qui doit aussi lui permettre de quitter sans espoir de retour les rives de la littérature pour rejoindre celles, peut-être plus cruciales à ses yeux et en ces temps, du septième art. Notre homme erre, son scénario sous le bras, d’appartements vides en nuits trop blanches, sans savoir vraiment à qui le vendre ou seulement à qui en parler, tant dans sa vie, le besoin le plus urgent est probablement celui d’une conversation. Jusqu’à ce qu’un jour il revoie Voyage au bout de l’enfer et se convainque que cet interlocuteur pourrait être Michael Cimino. Il le rencontrera à New York, alors que le cinéaste a désormais pris l’apparence d’une femme et consacre sa vie à la tâche insoluble d’essayer d’adapter La condition humaine de Malraux. Melville, Cimino, il y aura donc beaucoup de "grands brûlés" sur l’autel de leur génie dans la vie du narrateur, mais sans doute est-ce le prix à payer pour se réapproprier sa vie, mieux comprendre à quoi (pour qui) il l’expose ainsi. Le dialogue entre les deux hommes, le cinéaste déchu et l’apprenti scénariste, sera riche et fécond, tissé d’allers et retours transatlantiques autant que de mystérieuses correspondances. On y croisera, entre autres, un producteur français, une femme aimée, les livres de Charles Reznikoff, un cheval nommé Visconti et toutes les raisons de ne jamais tout à fait renoncer à l’art, et même à vivre parmi les daims blancs en liberté.
L’ébauche de Tiens ferme ta couronne, livre à la fois polyphonique, complexe et, curieusement joyeux, était déjà parue dans le recueil collectif Le New York des écrivains (Stock, 2013). A partir de cette simple nouvelle interrogeant sa fascination pour Cimino, Yannick Haenel compose un roman, d’une ampleur et d’une ambition bien réelles, mais qui jamais ne viennent "écraser" le propos. Quel est-il ? Il est sans doute question de la poursuite des rêves et de celle, conjointe, de la vérité, de nos solitudes contemporaines aussi, de l’échec qui n’est pas le chagrin, qui tous deux ne sont pas une fin en soi, de la douceur infinie de l’art, de transmission et de filiation. Vaste programme ? Non, puisque tout ceci n’est jamais qu’une proposition. Qu’il y en a d’autres possibles, surgies de la nuit, surgies des voyages, surgies des romans qui sont comme les remords magnifiques de films qui ne seront jamais tournés. Olivier Mony