Voilà vingt-cinq ans que Pierre et Franca Belfond se sont retirés de l’édition. Ils avaient créé leur maison en février 1963. Ils l’ont vendue en 1991, après avoir constitué un petit groupe qui rassemblait, outre Belfond, les Presses de la Renaissance, Acropole et Le Pré aux clercs. En presque trois décennies, Pierre Belfond se sera illustré par quelques coups restés fameux. "Joueur, je l’ai été, reconnaît-il aujourd’hui. Mais je n’ai jamais été un flambeur. Je ne suis pas du genre à parier dix mille euros sur un cheval coté à cinquante contre un. " A cinquante, non. Mais à vingt et un contre un, oui. C’est même ainsi qu’il décrocha son premier best-seller. L’histoire mérite d’être racontée, car elle parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître et que les plus de vingt ans ont probablement oublié.
Qui, déjà, se souvient de Jacqueline Susann ? Elle fut pourtant l’auteure la plus vendue dans le monde au tournant des décennies 1960 et 1970. Son parcours tenait du conte de fées improbable : à Noël 1962, alors qu’elle est au fond du trou - actrice qui n’arrive pas à percer, elle vient de se faire opérer d’un cancer du sein, son mari est au chômage et leur fils est autiste -, elle décide de tenter sa chance avec l’écriture, pour ne pas mourir sans avoir "laissé au moins quelque chose". Le "quelque chose" en question s’appellera La vallée des poupées, paru en février 1966 et qui se vendra à plus de trente millions d’exemplaires dans le monde. Seule la France reste imperméable à la déferlante Jacqueline Susann : Sven Nielsen, qui a acheté les droits pour les Presses de la Cité, essuie un échec retentissant.
"Il avait essuyé vingt et un refus avant nous"
En 1970, Jacqueline Susann, que le cancer finira par vaincre en 1974, récidive avec The love machine. Même recette - la peinture moitié guimauve, moitié vitriol d’un petit monde obsédé par l’argent, l’ambition et le sexe -, même succès. L’ouvrage se vend à 4,5 millions d’exemplaires aux Etats-Unis. Mais l’agence Hoffman, chargée de négocier les droits pour la France, rame. "La déconfiture de Nielsen avait échaudé tout le monde. Un beau jour, Hoffman a fini par frapper à notre porte, un peu en désespoir de cause. Il avait essuyé vingt et un refus avant nous. Nous avons signé tout de suite, se souvient Pierre Belfond. Par jeu, j’étais curieux de voir ce que donnerait un livre refusé par vingt et un confrères." Les éditions Belfond ont déjà sept ans d’existence, mais c’est encore une petite maison, aux finances plus que précaires, faute de locomotives. Or cette fois, la sauce prend. Love machine se vend à 120 000 exemplaires et propulse Belfond dans la cour des éditeurs qui comptent.
Tombé amoureux
L’histoire de la maison sera ainsi ponctuée de quelques jolis coups de dés, décidés à l’instinct. Ainsi du Dictionnaire khazar, ébouriffant "roman-lexique" dont Pierre Belfond était tombé amoureux au point d’en acheter les droits mondiaux (les pays de l’Est exceptés) : "C’était le genre d’ouvrage a priori destiné à cinquante personnes. Mais la presse a été dithyrambique. Nous en avons vendu 30 000 exemplaires en France, et les droits dans vingt pays." (1)
Ainsi de Scarlett, la suite d’Autant en emporte le vent. En 1988, les héritiers de Margaret Mitchell, déterminés à ne pas laisser filer la poule aux œufs d’or (en clair : qu’Autant en emporte le vent ne tombe pas de sitôt dans le domaine public), veulent donner une suite au best-seller d’avant-guerre, qu’ils confient à Alexandra Ripley, déjà auteure de romans sudistes à succès. Les enchères, mondiales, sont menées avant même que le manuscrit ne soit terminé et alors qu’il n’a pas encore de titre. C’est l’agence Michelle Lapautre qui négocie les droits pour la France. "Les enchères ont démarré à 100 000 dollars, entre quatorze éditeurs. Au bout de quinze jours, nous n’étions plus que deux en lice. Michelle nous a alors donné le nom de notre concurrent, c’était Robert Laffont. Et elle a précisé : "Vous êtes tous les deux à 900 000 dollars. Vous donnez un dernier chiffre et c’est terminé." Je me doutais que Laffont monterait au million. J’ai donc proposé un million et un dollar." Un vrai coup de poker, pour un chiffre historique, décidé sans compte d’exploitation : cela paraîtrait une hérésie aujourd’hui. "De toute façon, Franca et moi, nous avons toujours été nuls en comptabilité, dit Pierre Belfond. Enfin, pour Scarlett, quand nous avons vu que ça dépassait les 500 000 dollars, nous avons quand même griffonné quelques chiffres sur un bout de papier, frais de traduction, d’impression, reventes en poche, aux clubs, mais sans entrer dans les détails. Quand vous courrez le risque d’accepter un à-valoir très important, tout se passe bien, parce que vous avez jugé que le livre le méritait et que vous allez vous battre pour qu’il soit un succès. Nous nous sommes plus souvent cassé la figure avec des choses à mi-chemin, c’est-à-dire des livres payés cher et en même temps pas trop cher, mais pour lesquels nous n’étions pas assez sûrs de nous."
Galerie d’art
Malgré l’éreintement des critiques, Scarlett, porté par le matraquage d’un lancement mondial, est un succès de curiosité : 470 000 exemplaires vendus en trois mois. Mais quand le livre paraît, en septembre 1991, les Belfond ne sont plus aux commandes de leur maison. Ils avaient décidé, en 1985, d’introduire leur maison en Bourse. Ils vont vite s’apercevoir que c’était une mauvaise idée : "Quand vous êtes en Bourse, vous recevez des lettres et des coups de fil de petits actionnaires qui vous demandent des comptes ! La pression financière était devenue trop forte, elle nous détournait de notre métier." En 1989, ils profitent d’une opportunité (l’éditeur médical Masson qui caresse l’envie de s’implanter en littérature générale) pour vendre leur maison. Deux ans plus tard, le nouveau propriétaire les débarque. Pierre et Franca Belfond ouvrent une galerie d’art.
(1) Le dictionnaire khazar a été réédité en 2015 par Le Nouvel Attila, ISBN : 978-2-37100-014-8.