« Populaire, dans le bon sens du terme », selon Bernard Pivot, c’est le roman de Pierre Lemaitre, Au revoir là-haut (Albin Michel), qui a fini par remporter, au douzième tour seulement, le prix Goncourt 2013, par six voix contre quatre au premier roman de Frédéric Verger, Arden, publié chez Gallimard.
Populaire, certes, selon les premiers chiffres et un tirage qui atteignait déjà 120 000 exemplaires à la veille du prix. Populaire encore, selon nos différents sondages tant auprès des libraires que de nos internautes et de la critique, même si cette dernière souhaitait voir couronner Nue de Jean-Philippe Toussaint. Pour la troisième fois finaliste malheureux du Goncourt - les deuxième et troisième titres de sa tétralogie consacrée à son héroïne Marie avaient déjà été recalés en 2005 et 2009 -, l’auteur des éditions de Minuit n’aura obtenu que la voix de Bernard Pivot au premier tour. Un coude-à-coude de cinq voix à cinq s’en est suivi pendant dix autres tours, entre Pierre Lemaitre et Frédéric Verger. Ce dernier a été fermement soutenu par Edmonde Charles-Roux dont la double voix, automatique au quatorzième tour, aurait joué en sa faveur. Mais aussi par Paule Constant, « la plus ardente » selon Tahar Ben Jelloun, ainsi que par Régis Debray et Didier Decoin. Mais au douzième tour, ce dernier a reporté sa voix sur Au revoir là-haut, préférant soutenir la librairie avec un Goncourt qui devrait générer, au bas mot, des ventes de 400 000 exemplaires du livre en grand format. Et pas seulement parce que le thème de ce roman picaresque consacre plus de 500 pages à l’après-guerre de 14-18, conflit dont le centenaire approche : « C’est une coïncidence, confie Pierre Lemaitre. Mon livre aurait pu paraître en 2009, mais le calendrier éditorial de Calmann-Lévy (son éditeur de l’époque, NDLR) a fait qu’on a dû le remettre à plus tard », poursuit l’auteur qui, à cette époque, achevait sa trilogie policière. Bernard Pivot souligne néanmoins « l’originalité de la période » et la qualité du style : Pierre Lemaitre « prend son temps, explique tout pour raconter un geste ou une action, mais avec des mots fulgurants », insiste l’académicien Goncourt à qui Franz-Olivier Giesbert, président du Renaudot, vient confier son soulagement devant ce best-seller annoncé, déjà retiré à 250 000 exemplaires (et prévu en version audio lu par son auteur chez Audiolib le 19 mars 2014) : « Tant mieux, car ce n’est pas notre lauréat qui sauvera la librairie ! », lui aurait-il glissé à l’oreille.
Profil bas.
De fait, le jury Renaudot avait attribué son prix quelques minutes plus tôt, au premier tour, par six voix aux quelque 1 142 pages de Naissance de Yann Moix, dont Grasset n’a pas encore écoulé le premier tirage. « C’est un prix que j’adore, il a couronné Céline, Perec, Aymé et Aragon », lâchait laconiquement le lauréat en citant ses avantages : « Notoriété, commercial, sérieux littéraire absolu, totalement adapté à la folie… ». Une folie qui étonne. « C’est une unanimité bizarre qui s’est faite avec le temps », explique Patrick Besson, dont la voix s’est portée sur Romain Puértolas. « Avant, il y avait deux camps au Renaudot, avec Gallimard et Jean-Marc Roberts d’une part, Grasset de l’autre, maintenant cela dépasse les éditeurs, il n’y a plus que le camp Renaudot. »
Pour autant, personne ne pavoise de ce côté-ci de la salle à manger. « Je me demande comment va réagir la vieille dame à qui on va offrir le Renaudot ! », s’inquiète encore Besson qui paraît tout aussi fataliste quant au Renaudot essai : « Les Enthoven auront le Femina, nous avons donc choisi Gabriel Matzneff, par sept voix au premier tour. » Malgré une voix pour Alain Finkielkraut, hors liste, et une pour chacun des autres finalistes, le Renaudot essai a donc couronné sans tapage Séraphin, c’est la fin ! publié à La Table ronde (tirage : 7 000 exemplaires), qui rééditera en 2014 Boulevard Saint-Germain et Letaureau de Phalaris du lauréat dans sa collection de poche « La petite Vermillon ». Le Renaudot du livre de poche a par ailleurs choisi Le pérégrin émerveillé : Paris-Moscou et retour(s), un récit de Jean-Louis Gouraud qui vient de paraître en « Babel » (Actes Sud/Leméac).
76 pages contre 1 142.
Qui peut le plus peut le moins, et les 1 142 pages de l’auteur de Podium n’ont en revanche eu que deux voix au prix Décembre où elles étaient finalistes face aux 76 pages du premier roman de Maël Renouard, La réforme de l’opéra de Pékin chez Rivages, récemment racheté par Actes Sud. Philosophe, traducteur, aussi apte à écrire un discours qu’à figurer dans un film, couronné par huit voix au premier tour (et deux pour Jean-Yves Lacroix), ce jeune inconnu du grand public a donc reçu 30 000 euros de Pierre Bergé, mécène du prix, belle valeur ajoutée à son inédit directement paru en poche dans la petite collection « Petite bibliothèque », vendu seulement 5,10 euros.
Céladon et bras de fer.
Etait-ce le céladon des murs du Meurice qui donnait cet air blafard aux jurées du Femina, exilées rue de Rivoli pour quelques années ? La démission après le vote de Benoîte Groult, jurée depuis dix-neuf ans ? Ou plutôt l’épuisement, après un bras de fer de dix tours mercredi pour départager les deux favoris de ces dames ? Il n’en a pas fallu moins pour que la majorité relative débloque la situation avec cinq voix pour La saison de l’ombre de la Camerounaise Léonora Miano, chez Grasset, contre quatre à Laurent Seksik (Le cas Eduard Einstein, Flammarion), et un bulletin blanc. Comme le « prévoyait » Patrick Besson deux jours plus tôt, Jean-Paul et Raphaël Enthoven ont obtenu le Femina essai pour leur Dictionnaire amoureux de Marcel Proust (Plon-Grasset), par sept voix au premier tour, contre trois à Michel Winock (Flaubert, Gallimard). Quant au Femina étranger, il a sans surprise désigné par six voix au premier tour Canada de Richard Ford (L’Olivier), grand favori de la rentrée, y compris des libraires, dont les ventes, selon son éditeur, atteignaient 66 000 exemplaires avant le prix.
Cette première salve des grands prix d’automne s’était déclenchée le 24 octobre avec le grand prix du Roman de l’Académie française. Là aussi sans surprise, c’est Christophe Ono-dit-Biot, directeur adjoint de la direction du Point et auteur chez Gallimard, qui l’a obtenu par onze voix au premier tour pour Plonger, contre quatre à Thomas B. Reverdy pour Les évaporés (Flammarion) et trois à Capucine Motte pour Apollinaria : une passion russe (Lattès). <
Goncourt : Proust ou polar ?
« J’aurais parié sur Arden », confessait, en se disant soulagé, Bernard Pivot, à l’issue du scrutin favorable jusqu’au 11e tour au premier roman de Frédéric Verger. « C’est la plus belle lecture que j’ai faite depuis trente ans. J’ai peur qu’on ait laissé le Céline ou le Proust d’aujourd’hui ! » affirmait, déçue, Paule Constant. C’est finalement Pierre Lemaitre, venu du roman policier, qui l’a emporté, fermement soutenu depuis huit mois par son éditeur Francis Esménard : «C’est même la première fois que Richard Ducousset admet n’y être pour rien », se réjouit le patron d’Albin Michel. Au coude-à-coude avec son rival, Au revoir là-haut est élu grâce aux voix de Pierre Assouline, Françoise Chandernagor, Philippe Claudel, Bernard Pivot, Patrick Rambaud et Didier Decoin, qui a fait basculer le vote au 12e tour.
Académie : la force du Point
Le directeur adjoint de la rédaction du Point au charme irrésistible remporte haut la main le prix du Roman de l’Académie française pour son cinquième roman, Plonger, publié chez Gallimard, avec 11 voix sur 18 votants au premier tour.
Renaudot : un pavé dans le porte-monnaie
A 26 euros, le Renaudot 2013, Naissance de Yann Moix, ne s’inscrira pas dans les annales de la librairie et pour Olivier Nora, patron des éditions Grasset, les ventes suivront « une grille prudente en fonction des distributeurs ». Autrement dit, il est peu probable que le Renaudot 2013 atteigne une large diffusion, pas plus d’ailleurs que le Renaudot essai, attribué à Gabriel Matzneff dont les ventes atteignent 1 967 exemplaires avant le prix.
Femina : and a long way from home
Si l’Américain Richard Ford l’a emporté haut la main au premier tour, seule la majorité relative a eu raison du bras de fer entre la Camerounaise Léonora Miano et Laurent Seksik, porte-parole du fils interné d’Einstein, pour désigner le Femina 2013. A l’issue du vote, Benoîte Groult annonçait sa démission du jury dont elle était membre depuis 1982.
Décembre : le bel inconnu
Philosophe, traducteur, plume de François Fillon mais également figurant dans La frontière de l’aube, film de Philippe Garrel où il joue le rôle d’un réceptionniste, le jeune Maël Renouard, inconnu du monde des lettres, est le lauréat du prix Décembre 2013.
Qui gagne quoi ?
Pour le seul grand format, un bon Goncourt peut générer un volume d’affaires d’environ une dizaine de millions d’euros, suivant son prix et ses ventes. Sur une hypothèse d’un tarif à 22,50 euros TTC et d’une diffusion à 500 000 exemplaires dans le marché francophone, le total atteindrait 11,25 millions d’euros. Avec un tel tirage, les droits d’auteur sont dans la fourchette haute, de 15 % au minimum du prix hors taxe (HT), soit 1,6 million d’euros. La librairie dans son ensemble se partage quelque 4 millions d’euros, sur une remise moyenne de 38 % HT. La diffusion-distribution, à 18 % de commission, reçoit 1,9 million d’euros. La fabrication (impression + papier) représente 1,1 million d’euros (estimée à 10 %, pour un volume broché). L’éditeur conserve environ 19 % de marge brute sur le prix HT, soit un peu plus de 2 millions d’euros. Et il faut rajouter les 5,5 % de TVA, soit près de 600 000 euros.
Au-delà de cette première phase d’exploitation, il faut ajouter la réédition en poche (10 % du prix de vente HT à partager entre l’éditeur grand format et son auteur, s’il n’a pas d’agent), les cessions à l’étranger, les adaptations.
Avant son couronnement, le roman de Pierre Lemaitre était déjà vendu dans une dizaine de pays, indique Solène Chabanais, responsable des cessions de droits chez Albin Michel, et le Goncourt va au moins doubler le nombre de contrats. L’an dernier, Actes Sud avait signé 7 cessions avant la palme décernée à Jérôme Ferrari (Le sermon sur la chute de Rome), et 18 en tout, rappelle Claire Teeuwissen, chargée des droits étrangers de la maison. Pour Michel Houellebecq, un des auteurs français les plus traduits, chaque titre est diffusé dans 35 à 40 pays, avec ou sans Goncourt, constate Florence Giry, aux droits étrangers chez Flammarion.
Hervé Hugueny