Dans les années 1990, le Front national - qui s’appelle toujours ainsi et restera un ennemi infréquentable, malgré les succès des mémoires de son fondateur - , lorsqu’il avait gagné quelques mairies du Sud de la France, s’était lancé dans une croisade contre certains livres proposés dans les bibliothèques municipales. Des années plus tard, en 2014, c’était au tour de Jean-François Copé - qui n’a de littéraire que la consonance de son patronyme, de vouloir jeter
Tous à poil ! dans un autodafé médiatique.
Rappelons que
Tous à poil ! est un livre illustré pour enfants, cosigné par Claire Franek et Marc Daniau paru en 2011 grâce aux Éditions du Rouergue. Il aborde les thèmes «
du quotidien ou de l'imaginaire des enfants », et montre des personnages se déshabillant, afin de présenter «
des petits, des maigres, des grands, des noirs, des blancs », et de souligner qu’ «
on a tous des zizis, tous des fesses, on est tous imparfaits. C'est pas grave ».
Le volume a reçu de nombreux prix, et a notamment été référencé par l'Académie de Grenoble comme document pédagogique. Jusqu’à ce que l’homme politique, alors président de l’UMP, s’en étonne dans une émission de télévision trois ans après sa publication : «
Quand j'ai vu ça, mon sang n'a fait qu'un tour (…) Ça vient du centre de documentation pédagogique, ça fait partie de la liste des livres recommandés aux enseignants pour faire la classe aux enfants de primaire (…) On ne sait pas s'il faut sourire, mais comme c'est nos enfants, on n'a pas envie de sourire. (…) A poil la maîtresse...vous voyez, c'est bien pour l'autorité des professeurs ! (…) Il y a un moment où il va falloir qu'à Paris on atterrisse sur ce qui est en train de se faire dans ce pays ».
L’éditeur Thierry Magnier, responsable de cette parution, en a conclu «
Les auteurs finiront par ne pas aller au bout de leurs projets. Et je refuse que l’on en arrive là : en France, il ne peut pas être question d’accepter la moindre censure. Ou alors, on ferme le Louvre, on refuse aux enfants la lecture du Larousse médical, on leur interdit l’accès aux librairies. » L’affaire avait ému et provoqué une envolée des ventes.
En 2018, on aurait pu croire tirées les leçons de cette tartufferie oscillant entre populisme et abjection.
Le livre
On a chopé la puberté, publié par Milan
, a connu – on le sait - encore plus de turbulences, à peine un mois après sa mise en librairie. Il s’inscrit dans la collection « Les Pipelettes », destinée aux pré-adolescents. Son contenu serait sexiste, entretenant la culture du viol les attaques visant certains paragraphes :
« Grâce à tes seins en plein développement, tu as enfin attiré l’attention du bel Ethan dont tu es secrètement amoureuse depuis la maternelle ». Ainsi que « grâce à tes nouvelles formes plus arrondies, tu convaincs ta mère de renouveler totalement ta garde-robe et d’aller faire du shopping dans des boutiques de grande ». Ou encore : « comme tu grandis (…) tu as enfin le droit de porter du fard à paupières, du gloss, voire du mascara, au collège ».
Une pétition en ligne assène :
« À l’âge ou les jeunes filles se construisent et à travers ce type d’ouvrage, la société leur fait comprendre qu’elles sont à disposition sexuelle, qu’on peut les juger sur leur physique et qu’elles doivent masquer leur corps. (…) Nous voulons que ce livre soit retiré du marché et que les éditions Milan présentent des excuses ».
Un collectif dénommé « La rage de l'utérus » fustige les textes comme les images de «
filles blanches, minces, cisgenres, valides et bien entendu hétérosexuelles ». Le ton de leur page Facebook est éloquent : «
Et dites donc Milan, puisque vous parlez règles douloureuses, ça vaudrait peut-être le coup, plutôt que de “sécher le sport”, de conseiller de consulter ? On rappelle qu'une femme sur sept est atteinte d'endométriose et que les diagnostics se font parfois après des années de souffrance. Donc parfois, quand on a mal on va pas juste “faire avec”, souffrir en silence contre sa bouillotte ».
«
Ici l'ouvrage diffuse des principes que l'on rassemble sous la notion de “culture du viol” (par exemple, si la jeune fille s'attire des remarques relevant du harcèlement sexuel, il lui est conseillé de modifier sa tenue, plutôt que d'apprendre à détecter, condamner et se défendre de ce harcèlement) faire porter la responsabilité du harcèlement ou d'une agression sexuelle sur la victime, c'est une composante de la culture du viol, qui ignore ou dédouane le comportement des agresseurs. ».
Anne Guillard, l’illustratrice, qui ne rédige pas les textes, dus à Séverine Clochard et Mélissa Conté, a signé une lettre ouverte, au terme de laquelle elle annonce l'arrêt de la collection « Les Pipelettes » : «
En tant qu’illustratrice du livre On a chopé la puberté,
j’ai le regret d’annoncer qu’après les proportions sidérantes de la polémique, et suite à l’arrêt de commercialisation de l’ouvrage qui en a découlé, j’ai décidé de stopper intégralement l’univers des Pipelettes, aussi bien les livres dérivés que la BD mensuelle dans le magazine ; et ce malgré l’insistance des éditions Milan pour continuer cette collection ». Elle ajoute : «
Des gens qui n’ont pas lu ce livre avant de le critiquer accusent l’éditeur de ne pas avoir lu ce livre avant de le publier, et estiment devoir empêcher les autres de le lire ». Et de conclure : «
Le résultat de cette polémique éclair sera donc la disparition de toute une collection créée, écrite, et éditée par des femmes, et publiée par un éditeur jeunesse qui s’est publiquement engagé pour l’égalité des sexes (…). Vous avez le droit de trouver que les auteures auraient pu donner des conseils plus judicieux, ou que les extraits que vous avez vus tourner ne sont pas adaptés ; vous avez le droit de trouver ce livre idiot, ringard ou inapproprié… Mais si vous réclamez qu’on fasse disparaître un ouvrage parce que vous n’en approuvez pas le contenu, alors c’est vous qui vivez au Moyen Âge. » Elle conclue ainsi : «
C’est bien d’avoir à cœur de préserver l’âme de nos petites filles contre les livres dangereux. Et comme vous êtes des adultes vigilants, vous n’oublierez pas non plus de les mettre en garde contre les dangers des réseaux sociaux et des lynchages collectifs. »
« Ça s'appelle la diversité, parce que toutes les filles ne sont pas des clones. »
Elle est par ailleurs revenue sur les accusations justifiant le ton par le fait que ce «
livre sur la puberté est présenté par les auteures comme étant “rédigé” par les 4 ados elles-mêmes (…) Il s'agit d'une BD largement AUTOBIOGRAPHIQUE, où je me représente MOI avec mes trois copines d'enfance, à qui j'ai dédié ces BD. (…) J'ai simplement dessiné mes VRAIES copines qui sont de VRAIES filles bien réelles, et pas des concepts commerciaux calibrés pour répondre à des quotas de représentativité inclusive (d'où le fait que 2 héroïnes portent le même prénom, pas très vendeur commercialement). Pour l'ironie de l'histoire, dans la vraie vie l'une de ces 3 amies est une métisse d'origine asiatique, et moi d'origine algérienne... (pardon de ne pas l'avoir dessinée avec un bol de riz et un chapeau pointu pour exalter ses origines asiatiques, et de ne pas m'être dark-facée pour revendiquer mon label qualité “50 % origine maghrébine’’. (…) Nous sommes toutes hétérosexuelles, désolée. Pourtant j'avais pris soin de laisser volontairement la rousse “sans histoire d'amour” dans les BD, justement car il s'agit avant tout d'une militante passionnée par les combats féministe et écolo, et que je ne souhaitais pas voir toutes les héroïnes obsédées uniquement par les amourettes adolescentes. (…) Mon propre personnage très immature cherche toujours à gonfler ses soutiens-gorge pour paraître plus âgée... Les auteures ont logiquement voulu consacrer une double page à ce complexe fréquent de la puberté. Elles y rappellent que les petites poitrines sont aussi bien que les autres, et tournent en dérision la plupart des soi-disant “techniques” pour grossir ses seins que les ados peuvent trouver sur le net », indique Anne Guillard, qui précise qu'à côté de son personnage immature, on trouve une fille passionnée par la littérature, et une autre qui défend les causes féministes et écologiques
. « Ça s'appelle la diversité, parce que toutes les filles ne sont pas des clones. »
Las, l’éditeur a plié presque aussitôt devant l’oukase et a retiré le livre du marché «
dans un souci d'apaisement », choisissant «
de ne pas réimprimer » le livre « en rupture de stock », arguant par ailleurs qu’il s’agit d’« un ouvrage documentaire au ton volontairement décalé et humoristique destiné à dédramatiser une période souvent difficile à vivre à l’adolescence. C’est un livre avec un message positif : ‘‘tout va bien se passer’’. Il faut le lire en entier pour en comprendre le message. (…)
Ce phénomène nous amène à nous questionner de nouveau sur la manière d’aborder ces problématiques adolescentes, sur le parti pris humoristique adopté, mais surtout sur l’interprétation que peuvent en avoir les adultes » explique le communiqué. «
La volonté de ce livre est de se positionner à hauteur d’enfants, sans jugement ni pré-acquis moraux. Néanmoins, dans un contexte où il semble impossible d’avoir un débat serein ».Vincent Cuvelier, un autre auteur jeunesse, a lancé à son tour
une pétition « pour interdire les pétitions ! Non à l'interdiction des livres qui nous déplaisent » : «
Encore une fois, un livre pour enfants est pris pour cible. Une nouvelle fois, une pétition demande l'interdiction d'un ouvrage. Que ce livre soit bon ou mauvais, ce n'est pas la question. Qu'il soit sexiste ou non, ce n'est pas la question. Il y a plein de façons de combattre un livre avec lequel on n'est pas d'accord, à commencer par le non-achat et le débat. (…) La seule mesure à la liberté d'expression doit être la loi et rien que la loi. (…) Écrivains, illustrateurs, éditeurs, libraires, bibliothécaires, c'est à nous de réagir et de combattre clairement toute demande de censure. »
Vincent Monadé, le courageux président du Centre National du Livre, a pris position : «
Ce qui s'est passé autour de ce livre est grave. D'accord ou non avec le propos d'un livre, sa publication ne doit pas être remise en cause s'il ne tombe pas sous le coup de la loi. La liberté d'expression est à ce prix : se battre pour l'édition de textes qu'on n'aime pas ».
Rejoignons le légalisme de Vincent Cuvelier. Car
la loi sur le sexisme existe depuis fin 2004, mais nul n’a porté plainte contre ce livre. Mieux encore, l’effet de la lecture sur les cerveaux les plus faibles est prouvé depuis de siècles -, en et particulier la loi du 16 juillet 1949 qui préside toujours aux destinées des livres pour enfants. Rappelons que, avant une modification législative de 2011, «
les publications (…) ne doivent comporter aucune illustration, aucun récit, aucune chronique, aucune rubrique, aucune insertion présentant sous un jour favorable le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine, la débauche ou tous actes qualifiés crimes ou délits ou de nature à démoraliser l'enfance ou la jeunesse, ou à inspirer ou entretenir des préjugés ethniques. » À présent, ont été gommées la plupart des notions désuètes (la paresse…). Ce qui ne rend pas le régime juridique particulièrement laxiste.
Deux types de contraintes pèsent sur l’ensemble de ces publications.
Il s’agit tout d’abord d’une véritable forme de censure. Ainsi, selon l’article 2, réformé en 2011, les publications visées ne doivent pas comporter de contenus «
présentant un danger pour la jeunesse en raison de leur caractère pornographique ou lorsqu'il est susceptible d'inciter à la discrimination ou à la haine contre une personne déterminée ou un groupe de personnes, aux atteintes à la dignité humaine, à l'usage, à la détention ou au trafic de stupéfiants ou de substances psychotropes, à la violence ou à tous actes qualifiés de crimes ou de délits ou de nature à nuire à l'épanouissement physique, mental ou moral de l'enfance ou la jeunesse. » Aux termes de cet article, ce ne sont donc pas les thèmes en tant que tels qui sont prohibés, mais leur présentation sous un certain angle.
L’article 13 de la même loi interdit bien évidemment l’importation de publications en contradiction avec l’article 2 et l’exportation de semblables publications qui auraient été éditées en France… Et l’article précise
in fine : «
L’importation pour la vente ou la distribution gratuite en France de publications étrangères destinées à la jeunesse est subordonnée à l’autorisation du ministre chargé de l’information, prise sur avis favorable de la commission chargée de la surveillance et du contrôle des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence. »
Une commission qui s'est réformée
Cette fameuse commission chargée de la surveillance et du contrôle des publications destinéesà l’enfance et à l’adolescence signale également les infractions, propose des mesures de répression, etc. Elle a été l’objet de modifications par l’effet de la loi de 2011.
Le représentant du ministre de la santé publique a disparu, ainsi que celui du secrétaire d'État auprès du Premier ministre, chargé de l'information.
???
Les représentants des éditeurs de publications destinées à la jeunesse ne sont plus que deux au lieu de trois. Idem pour ceux des éditeurs de publications autres que celles destinées à la jeunesse. Même réduction pour les représentants des dessinateurs et auteurs, désignés par leurs organisations syndicales. Ceux des mouvements ou organisations de jeunesse (désignés sur proposition de leurs fédérations, par le Conseil supérieur de l'éducation nationale) sont réduits de quatre à un délégué. Les parents passent de deux à un. Les quatre parlementaires sont éradiqués et la magistrature ne conserve qu’un membre sur deux.
En revanche, la commission ?«
comprend, en outre, avec voix consultatives, le Défenseur des droits ou son adjoint Défenseur des enfants, le président du Conseil supérieur de l'audiovisuel et le président de la commission de classification des œuvres cinématographiques du Centre national du cinéma et de l'image animée, ou leurs représentants respectifs. »
Je l‘ai déjà écrit, après les attentats de janvier 2015, mais persiste car c’est la seule issue, la seule position tenable : l’utopie serait de tout publier, absolument tout, avec une mise en garde, une préface, un éclairage d’opposant, qui annoncerait que «
la thèse qui suit est un faux grossier antisémite », que «
le poème que vous allez lire ne doit pas vous conduire immédiatement au suicide ou au meurtre ».
Gagnons ainsi en apprentissage des droits de tous : femmes, gays, trans, noirs, asiatiques, handicapés et autres relégués. Clamons que l’égalité réelle passe p ar l’action et pas seulement par une bienveillance passive. Mais ne nous trompons pas de cible et laissons la culture nous cultiver, nous rendre plus savants, plus vigilants, nous convaincre de son intérêt. Pas nous convaincre que l’esclavage qui est décrit dans un chapitre doit être rétabli, ni que le sort des femmes, qui meurent toutes à l’opéra, est une fatalité.
Et ne mélangeons pas tout : ce n’est pas être politiquement correct que de ne pas vouloir utiliser le mot « nègre » dans des oeuvres à venir, que de ne pas être nostalgique des blagues racistes, sexistes ou homophobes, que de rappeler que Gobineau et Céline sont de très sales types.
La culture nous est vitale. Dans sa diversité, avec ses travers, ses hauts et ses bas, ses chefs d’oeuvre et ses classiques, ses avant-gardes et son apparentes stagnations.
C’est ce qui nous fait réfléchir, nous rend humains, nous fait vibrer. C’est une boussole qui nous guide vers la liberté et la créativité. Ne perdons pas le cap.
Il est donc singulier que
Tous à poil ! et
On a chopé la puberté n’aient pas subi les ordres de la commission de contrôle, qui est d’ailleurs resté bien muette au plus fort de ces polémiques d’un autre âge et pourtant toutes deux bien modernes.