Le 24 octobre 1941 fut une journée inhabituellement bien remplie au château d’Escoire, près de Périgueux. Ce jour-là, Georges Girard, le propriétaire des lieux, haut fonctionnaire du gouvernement de Vichy (qu’il n’aime toutefois guère), rejoint dès les premières heures du matin, à sa demande, son fils Henri, dont les frasques et les colères composent déjà la triste légende familiale, et sa sœur Amélie. Ils sont présents tous deux au château depuis une dizaine de jours. Il y retrouve Louise Soudeix, la bonne, attachée à leur famille depuis des décennies. Tout au long de la journée une noria de visiteurs, métayers, artisans, vont se succéder au domaine profitant de la trop rare présence des maîtres du lieu. Vers le soir, alors que le silence retombe, un orage éclatera. La nuit venue, à l’exception d’Henri, qui dort dans une autre aile du château, l’ensemble de ses habitants, Georges, Amélie, Louise, sont tous sauvagement assassinés. Très vite, payant sa mauvaise réputation autant que l’absence de toute trace d’effraction, Henri est arrêté et promis par la vox populi à la peine capitale. Il restera dix-neuf mois en prison avant que la brillante plaidoirie de son avocat, Me Garçon, et l’absence de preuves ne l’acquittent après dix minutes de délibération du jury. Nul ne saura jamais qui fut l’assassin du château d’Escoire, devenu au fil des ans l’une des plus célèbres affaires de "cold case" à la française, et Henri se réinventera tout au long d’une existence magnifiquement aventureuse close en 1987, à Barcelone, à l’âge de 69 ans, en Georges Arnaud, romancier populaire, l’auteur du Salaire de la peur.
Si ce fait divers n’était vrai, il aurait fallu l’inventer pour Philippe Jaenada. Depuis Sulak et plus encore La petite femelle (Julliard, 2013 et 2015), qui ont marqué pour lui une nouvelle et très convaincante étape de son travail d’écrivain, il semble n’en plus avoir que pour la réhabilitation des réprouvés, des martyrs déguisés en bourreaux, des grandes et belles gueules, donc. Après Bruno Sulak et Pauline Dubuisson (et à nouveau sur près de 650 pages), Georges Arnaud donc. Ce "maverick" qui mit à déplaire un soin constant méritait ça. Et plus que jamais, dans cet exercice où l’allégresse narrative le dispute à la rigueur de l’enquête, Jaenada rayonne. Avec son air de ne pas y toucher, où le narcissisme est désamorcé par un humour décalé et tendre, il répond à une question essentielle pour tout romancier : où suis-je dans mon livre ? Et partant, il est partout, enquêteur erratique dans son Opel Meriva de location autant que dans la tête et le cœur (car bien sûr, il en avait un, plus grand qu’on ne croyait) de ce Georges Arnaud. Et peu à peu, l’enquête devient quête, requiem pour des vies fracassées, des chiens perdus sans collier. Et plus que jamais, toujours sur le motif de ses obsessions, Jaenada s’affirme comme l’un de nos plus précieux écrivains. O. M.