Bedo, oinj, spliff… Appelez-le comme vous voudrez, rouler un joint est tout un art. Un art de vivre même, vu que, pour Jonas et ses copains, la vie ne tourne plus qu’autour de ça - fumer. "Des feuilles du shit une clope", la base. Ensuite chauffer le "pilon" pour l’effriter, en faire des miettes qu’on mêlera au tabac. Là, c’est du "marocco", "du noir qui colle". Le narrateur de Fief, de David Lopez, veut le cramer avec un briquet, Poto s’insurge en expliquant qu’il ne faut pas : "Parce que la combustion c’est ce qui libère le principe actif." Ixe, précautionneux, préfère utiliser un sèche-cheveux. Le joint roulé : et ça fume, et ça tchatche, et ça boit, et ça roule encore, et ça refume, et ça reboit, et ça tape le carton. Chez l’un ou l’autre, "les gangsters de la table basse" sont des jeunes, plus trop jeunes, qui se sont connus à l’école. Ils étaient du même quartier, de la même "petite ville, genre quinze mille habitants, à cheval entre la banlieue et la campagne", et qui n’ont pas bougé depuis : "On n’était pas des p’tits bourges des lotissements, pas des cailleras de cité." Des petits Blancs ou assimilés tels en voie de déclassement, "la France périphérique", pour reprendre la formule du géographe Christophe Guilluy. Et cette pérégrination dans la monotonie d’une existence embrumée par les effluves du haschich d’être servie par un style puissant, d’une truculence argotique, à la syntaxe heurtée, au rythme syncopé qui vous emporte tel l’enivrant flow d’une chanson de rap doublée d’un formidable sens du portrait.
Outre Poto qui chante ses textes, Ixe le dealer aux petits pieds et au grand cœur qui fait pousser de la marijuana dans le jardin de Romain, il y a Untel, "le grossiste", le vrai dealer, "honnête, pour un menteur", "gros renoi, beubar, bonnet Lacoste à bord retroussé, cuir rembourré noir à capuche, jean Levi’s et paire d’Air Max. Un gars à l’ancienne, bien de chez nous. Toujours un spliff dans la gueule." Ou encore Lahuiss, le séducteur, col roulé et veste cintrée, qui "sait choisir ses mots" et fraie dans les soirées chic de la ville. De boulots d’intérim en jobs à la petite semaine, Jonas ne fait plus rien ; quand il n’est pas trop défoncé il s’entraîne à la salle, fait du "shadow" - jab, uppercut au menton, une droite à la mâchoire, un crochet gauche à la tempe. Il boxe contre le sac en attendant le vrai match, "Monsieur Pierrot" y croit pourtant plus qu’il n’y croit lui-même, lui qu’on surnomme "Deux rounds et demi". Dans ce "fief" de l’échec, "réussir c’est trahir".
Mais si Fief dresse une topographie réaliste de la zone grise, cet entre-deux "rurbain", qui, selon les politologues et les sondeurs, soit ne vote plus soit vote à l’extrême, le premier roman de David Lopez n’a rien du documentaire ni du roman à thèse, il ne dénonce rien ni n’entend prêcher quoi que ce soit, c’est un roman existentiel, essentiel, une espèce de "Voyage au bout de l’ennui" - ennui est ici à comprendre plus encore que comme "glande", au sens pascalien de "néant". Sean J. Rose