Avant-critique Roman graphique

Les quatre cents coups. L'enfance malmenée par la vie et cependant pleine de ressources était déjà au cœur d'une immense bande dessinée espagnole d'inspiration autobiographique, Paracuellos de Carlos Giménez. Dans son premier album multirécompensé en Espagne, Aroha Travé, née en 1985 en Catalogne, a elle aussi puisé dans ses souvenirs pour raconter la vie chaotique de gamins dans une banlieue décatie de Barcelone.

Comme un bon roman d'aventures, Chair à canon s'ouvre sur une carte, celle du quartier où habitent Yanira et Kilian, gosses mal embouchés d'une dizaine d'années, et leur petit frère taiseux, José. Mais ce plan ne prête à rêver : une tour et des blocs y côtoient le terrain vague, l'usine, un parking, le bar, les « voisins métalleux »... L'aventure, si elle n'emmène pas loin, n'en est pas forcément moins périlleuse. Car les enfants, qui vivent seuls avec leur maman célibataire, sont totalement livrés à eux-mêmes, à la merci des dangers domestiques et du quartier. Dotés d'une folle imagination, Yanira et Kilian s'inventent des jeux inspirés des dessins animés et des films qu'ils gobent quand leur mère, partant travailler, les abandonne devant la télé. Évidemment, ces jeux dégénèrent et on finit parfois à l'hôpital, aidé tant bien que mal par des voisins défoncés. Le terrain vague et l'usine désaffectée sont des lieux parfaits pour s'amuser, mais aussi propices aux rencontres hasardeuses, par exemple avec un junky au bord de l'overdose. La violence est aussi celle des camarades de classe, ignobles quand Yanira avoue qu'elle en pince pour sa copine Meryl. Heureusement, la maman des enfants veille. Elle les élève certes d'une façon très personnelle - elle hurle et jure comme un charretier, les nourrit de sandwiches, leur fait teindre les cheveux par une copine... - mais elle les aime d'un amour inconditionnel et se bat (littéralement) pour eux. Et même si la menace des services sociaux plane, même si on ne roule pas sur l'or, les enfants semblent heureux.

Malgré une réalité assez sinistre en toile de fond, Chair à canon est loin d'être sombre ou misérabiliste. Aroha Travé raconte et met en scène son récit de façon si fougueuse, voire psychédélique, que ne subsiste que le plaisir de l'instant. Derrière les dialogues crus et les farandoles de jurons imagés et imaginatifs (bravo au traducteur Thomas Dupuis pour sa créativité !), elle évoque en filigrane des sujets graves, harcèlement, abus... L'empathie qu'elle nourrit pour ses personnages se lit particulièrement dans les visages des enfants, d'une expressivité folle- son dessin, très abouti, rappelle l'underground américain de Gilbert Shelton à Crumb ou Peter Bagge. Aroha Travé travaille d'ores et déjà sur un deuxième tome, où Yanira et Kilian seront adolescents. On en rit et on en tremble d'avance.

Aroha Travé
Chair à canon Traduit de l’espagnol par Thomas Dupuis
FLBLB
Tirage: 1 500 EX.
Prix: 15 € ; 92 p.
ISBN: 9782357613485

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