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Les éditeurs et la censure, In Memoriam Pierre Belfond III/III

Eric Losfeld vers 1975. - Photo Collection Joëlle Losfeld

Les éditeurs et la censure, In Memoriam Pierre Belfond III/III

Dans ce troisième volet, retour sur la vie d'Eric Losfeld. 

Première partie   

Deuxième partie 

 

Pierre Belfond avait aussi publié en 1979 les souvenirs d’Éric Losfeld intitulés Endetté comme un mule ou La Passion d’éditer, un éditeur hors normes dont la fille Joëlle a repris le flambeau (tout comme Jean-Daniel Belfond a créé L’Archipel).

Avant de devenir officiellement éditeur en 1951 (en créant les Éditions Arcanes – hommage à Arcane 17 d’André Breton) Éric Losfeld, né en 1922, en Belgique, a eu vécu toutes sortes d’aventures. En 1939, faisant ses classes en tant qu’engagé volontaire, il déclare officiellement (comprendre : en écrivant au Reich) la guerre à Hitler : « Monsieur, je suis un soldat belge qui s’ennuie dans une ville de garnison qui s’appelle Namur. Je vous en rends personnellement responsable. En conséquence, j’ai l’honneur de vous déclarer la guerre ». La lettre fait le tour de la tablée. Le lendemain, elle fait la une du journal ! Losfeld échappe de peu au trou...

Et puis c’est le front, une rafale dans le genou, l’amputation évitée de peu, le retour au civil en 1941, la longue rééducation. Il écrit un roman de gare, sur le modèle d’un succès de l’époque : 800.000 exemplaires ; il utilise l’argent pour ouvrir une librairie, se marie, a une fille, se sépare, laisse tout à sa femme sauf un petit viatique qu'il conserve, et part tenter l’aventure en Afrique. Pourquoi en Afrique ? Comme ça. Là où ailleurs... Il n’y sera pas libraire (pas d’emploi dans ce domaine), mais conducteur de travaux et supervisera la construction de routes. Puis il devient importateur d’alcool de menthe et contrebandier de whisky, ce qui lui fait visiter les prisons de Dakar. Il organise ensuite des safaris et rencontre sa future femme.

De retour en France, sans un sou, Losfeld a tout dépensé et perdu dans ses aventures africaines, mais désirant toujours devenir libraire, il trouve un emploi dans une librairie et devient un pilier de cocktail littéraire. C’est là qu’il rencontre Hemingway, buveur légendaire, et prend avec lui la cuite de la décennie. Il rencontre aussi Boris Vian, Queneau et quelques autres, passe de la librairie à l’édition, écrit sous pseudonyme une cinquantaine de romans de gare, que publient entre autres le Fleuve Noir, bref mène à cent à l'heure la vie d’un prolétaire de la littérature, sans le sou et toujours un verre à la main en compagnie de ses collègues noircisseurs de papiers, André Héléna et Alphonse Boudard. Il s’amuse bien. Ses éditeurs sont tantôt de sympathiques fumistes, tantôt de francs escrocs, se faire payer devient alors un sport de haut niveau. Quand il ne s’amuse plus et veut changer de métier, ça n’est pas si facile. Le voilà maintenant rédacteur de lettres sentimentales pour Confidences, mais ça ne l’amuse pas longtemps non plus et il se dit alors, puisque j’ai fait tous les métiers de l’édition sauf éditeur, pourquoi ne pas essayer ?

« À cette époque, tous les petits éditeurs qui avaient gagné beaucoup d’argent en se créant avant 1950 se trouvaient pris dans ce qu’on croyait une déconfiture générale et qui n’a d’ailleurs pas duré. Puisque c’était ça, le métier, publier quelques livres qui vous plaisent, les vendre, ne payer à peu près personne, et soit être en faillite après fortune faite, soit simplement boire un bouillon et recommencer sous une autre raison sociale, je me suis dit : "pourquoi pas moi ?"», écrit-il dans Endetté comme une mule

Et c’est ainsi que naissent, en 1951, les éditions Arcanes.

« J’avais un programme ambitieux, une liste de cent titres, à raison d’un par mois. (…) Mon premier livre fut les œuvres choisies de Xavier Forneret. Lorsque j’en eu pratiquement terminé la préparation, avant le bon à tirer, j’ai pensé à demander à André Breton [une] préface ».

Entre 1951 et 1955, il fréquentera quotidiennement tout le groupe surréaliste de l’époque, mené bien sûr par Breton, l’aîné de la toute nouvelle génération insufflant un sang neuf au mouvement et incarnée notamment par Jean Schuster, Ado Kyrou ou Gérard Legrand.

La relation entre Losfeld et le surréalisme ne s’est pas limitée à la fréquentation des membres de ce mouvement. Il aura surtout été l’éditeur de nombreuses revues crées par Breton, notamment et dans le désordre Bief, Médium,La Brèche, L’Archibras, qui ont toutes le point commun désespérant pour Losfeld qui y laisse autant d’énergie que d’argent, de cesser de paraître au bout de quelques numéros – c’est à dire sitôt, pour ainsi dire, que le public commence à s’y intéresser – au profit d’un nouveau titre. Mais ça n’est pas le plus important, pour Losfeld, le succès, ni même l’équilibre financier. Des banqueroutes, il en a déjà connues quelques-unes, en Afrique et ailleurs ! On s’en relève toujours, il le sait, il suffit d’un peu d’imagination et de désinvolture. Le plus important pour lui est d’en être, de faire partie de ce mouvement qui lui importe autant que l’homme Breton. « Je pense que j’étais surréaliste, je ne dis pas dans ma vocation, mais surréaliste dans ma sauvagerie, surréaliste à l’état sauvage. J’étais surréaliste sans le savoir. »

Des revues, il y en a de nombreuses autres, qui jalonnent les différentes maisons crées par Losfeld (outre Arcanes, il sera aussi éditeur sous la marque Éditions du Terrain Vague, qui sera également une librairie célèbre, puis sous la marque Éric Losfeld Éditeur).

Losfeld aussi est un découvreur. Ionesco publie ainsi chez Arcanes un premier volume de théâtre, refusé par Gallimard et tous les autres, que Losfeld tire à 750 exemplaires et qui (air connu...) ne soulève pas l’enthousiasme des foules bien que la presse s’écharpe à son sujet.« Je ne connaissais, en réalité, ni le monde de l’édition ni les moyens de vendre correctement les livres que je publiais. Je me suis retrouvé assez vite acculé (…). J’ai donc vendu Arcanes (…) [et] tout le stock pour l’équivalent de mes dettes. »

Grâce à un avocat proche des éditions du Sagittaire (maison d’édition historique des surréalistes), la vente ne se passe pas trop mal et Losfeld se trouve sorti d’affaire – enfin, si on veut : le voilà éditeur sans maison d’édition ni catalogue... Que faire, alors ? « En juillet 1954, je me suis retrouvé, Arcanes cessant, non seulement sans travail, mais dans un état de dèche noire, avec [une femme], une fille et les promesses d’un second enfant ».

Heureusement, la vente du fond permet, en renflouant les dettes, de débloquer les comptes en banques, et c’est alors tous les règlements des libraires qui sont enfin réalisés, apportant une somme d’argent inespérée et inattendue. En bon gestionnaire, Losfeld décide (inspiré par sa femme) d’investir... dans une activité clandestine de vente de livres par correspondance. Les livres sont issus de catalogues d’éditeur, de son propre catalogue dont il rachète au fur et à mesure les titres, ou de l’immense stock d’inédits érotiques, interdits de publication ou non. « Dans tout ce qui est paru sous le manteau depuis "le milieu du siècle", je suis responsable d’au moins 70 % ».

Bien sûr, cette activité n’est pas de tout repos. Financièrement précaire, comme tout marché noir, et, comme tout ce qui est illégal, dangereux. Se faire coincer par la police veut dire un an de prison. De quoi inciter à une saine prudence, dont Losfeld s’avoue largement dépourvu ! Ce qui entraîne perquisition sur perquisition. Heureusement le stock est dissimulé ailleurs que chez lui.

C’est enfin en 1955, avec les capitaux accumulés par la vente clandestine, que Losfeld peut acheter un nouveau local, rue du Cherche-Midi, qui deviendra la librairie du Terrain-Vague, et très vite le siège de la maison d’édition du même nom, sous le nom duquel il publiera certains des titres les plus emblématiques de son catalogue, comme Barbarella, de Jean-Claude Forest, en 1962 (interdit aussitôt évidemment), ou Lone Sloane, l’incroyable premier album du génial Philippe Druillet, en 1966, deux livres qui vont contribuer à changer le statut de la bande dessinée en lui faisant quitter l’enfance, le premier en abordant des thèmes (l’érotisme, l’inconscient) inédits en bande dessinée, le second en révolutionnant le graphisme, la narration et la mise en page.

Autre titre emblématique du catalogue d’Éric Losfeld, ainsi que des nombreux ennuis judiciaires que lui valent ses publications, Emmanuelle.

Sitôt paru, le livre connaît un grand succès public et critique – pour une fois, la presse joue le jeu –, ce qui est exceptionnel pour un livre clandestin.

Quelques années plus tard, en 1967, Losfeld le réédite au grand jour, suivi de deux autres volumes : la suite immédiate, et un recueil de nouvelles. Les trois volumes ont été interdits. « Je n’ai jamais très bien compris pourquoi Régine Deforges et moi étions les seuls éditeurs à être particulièrement visés », se plaint Losfeld. Car, voilà autre chose qui est emblématique des éditions Losfeld : l’acharnement de la justice. Vénus à la fourrure, Les Aventures de Fanny Hill, Les Mémoires d’une chanteuse allemande, Restif de la Bretonne, Théophile Gautier, Baltus, Topor, Gébé, Klossowski, en plus de ceux déjà cités, leur point commun ? Ils ont valu le tribunal à Losfeld.

« Encore vous ? » disait la juge, sur le ton de la plaisanterie. Et quelle plaisanterie ! Elle aura coûté cher à l’éditeur, qui y laissera ses bénéfices, ses économies, sa maison d’édition pour finir. Pour fuir tout ça, c’est une nouvelle fugue en Afrique, une nouvelle aventure dont il revient gonflé à bloc.

Hélas, le retour au réel n’en est que plus rude. Compte bloqué. Créanciers comme des roquets après ses mollets. Banquiers, imprimeurs, diffuseur (Robert Laffont) : impression de se faire lâcher par tout le monde. Lâcher et piétiner à terre, pour faire bonne mesure. Et le risque de la prison, par-dessus le marché, si certaines de ces créances ne sont pas honorées.

Deux ans de travail, et la vente du fonds (encore), pour combler le gouffre. Succédant au Terrain Vague, il y aura d’autres maisons : Le Dernier terrain vague, et puis Éric Losfeld éditeur. Après son décès en 1979, sa femme et sa fille ressuscitent le Terrain vague, qui vit un temps, puis, au bout de six ans, disparaît pour de bon.

Losfeld, cela a donc été toute une vie à osciller de la fortune à la dèche, et plus souvent la dèche que la fortune. Toute une vie, comme il le dit lui-même, « endetté comme une mule ».

Losfeld, une espèce de héros, un résistant, un franc-tireur ? Il y a de ça, oui. Un pourfendeur de la censure, qui aura payé le prix fort ? C’était là une sorte de destin d’éditeur plus que séditieux a qui Pierre Belfond avait permis de dire plus que son lot.

14.06 2022

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