Couronné par le National Book Award en 2007 pour Arbre de fumée (Christian Bourgois, 2008, repris en 10/18), Denis Johnson a de longue date l’habitude de détourner les genres. Il s’est ainsi approprié les codes du roman noir dans Personne ne bouge (Christian Bourgois, 2009, repris en 10/18), comme il l’avait précédemment fait avec ceux du roman d’espionnage dans Des étoiles à midi (Christian Bourgois, 2003).
Une veine que l’on retrouve aujourd’hui au cœur des Monstres qui ricanent. L’action ne se situe plus entre le Nicaragua et le Costa Rica des années 1980. Le héros de Denis Johnson revient à Freetown, en Sierra Leone, où il ne s’est pas rendu depuis onze ans. Roland Nair a 38 ans. Notre homme a laissé derrière lui Amsterdam et Tina, avocate qui y travaille pour l’Otan, et fait escale à Heathrow.
A moitié américain et à moitié scandinave, Nair a du gris dans la barbe mais pas dans les cheveux. On comprend qu’il a travaillé pour l’Otan, posé des câbles à fibre optique, qu’il prétend s’occuper de budget et de fiscalité. Mais surtout qu’il est du genre barbouze. Et cherche à vendre, à qui paye en liquide et en dollars, des cartes du réseau cyberoptique militaire installé par les Etats-Unis dans sept pays d’Afrique de l’Ouest, ou une liste des coordonnées GPS de douze locaux technologiques sécurisés.
Il est ici question d’espionnage, de secrets d’Etat, de trahison. D’un type qui raffole "du bordel. De l’anarchie. De la folie. De tout ce qui s’effondre". Un Nair parti à la rencontre d’une vieille connaissance. De Michael Adriko, orphelin de guerre et soldat multicarte qu’on dit originaire du Congo et qui dispose d’un passeport ghanéen. Adriko, Nair le sait, est quelqu’un avec qui il faut marcher sur des œufs. Même s’il clame être un homme nouveau et qu’il lui promet qu’ils vont devenir riches…
Les monstres qui ricanent vous happe et vous entraîne vers un voyage, pour le moins étrange et chaotique, qui mène jusqu’en Ouganda. La route n’est jamais droite, sans cesse semée d’embûches. Les protagonistes de l’affaire, eux aussi, n’avancent guère droit… Une nouvelle fois, Denis Johnson prouve sa capacité à jouer avec le flottement, la torpeur et l’action. L’Américain a une manière bien à lui d’installer un décor moite et de lancer ses protagonistes dans un univers obscur, aux frontières incertaines, où ils ont toutes les chances de se perdre. Al. F.