Série d'été 2024

[Rentrée littéraire 4/5] Stéphane Giusti, la quête éternelle

Stéphane Giusti - Photo Olivier Rieu

[Rentrée littéraire 4/5] Stéphane Giusti, la quête éternelle

À travers son premier roman Le Juif rouge (Seghers), Stéphane Giusti, auteur et réalisateur pour le cinéma et la télévision, revisite un mythe yiddish méconnu et fait de son héros le témoin de l’histoire tragique du XXe siècle. Une fresque au romanesque assumé tout autant qu’une réflexion sur l’identité superbement incarnée.

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Par Propos recueillis par Sean J. Rose
Créé le 02.08.2024 à 09h11

Livres Hebdo :  Le « Juif rouge » est ce mythe yiddish, éponyme de votre roman. De quoi s’agit-il ?

Stéphane Giusti : Comme la figure du Juif errant née en Allemagne au Moyen Âge, celle du Juif rouge, un géant roux maléfique assimilé au diable, était un mythe antisémite d’origine chrétienne. Il a été récupéré et détourné de manière positive par les communautés juives d’Europe de l’Est, qui en font un protecteur de ses coreligionnaires.

Selon cette version, l’une des tribus d’Israël perdues, après la destruction du temple de Jérusalem, se trouve dans le Caucase et c’est l’un de ses membres, le Juif rouge, qui viendra sauver tous les Juifs en danger, où qu’ils soient dans le monde. Mais le Juif rouge, comme tant de mythes ashkénazes de la Mitteleuropa, de tradition orale, s’efface de la mémoire collective, notamment après la Shoah.

Le « Juif rouge » du livre est également roux, alors qu’aucun de ses parents ou ascendant n’a cette couleur de cheveux. Il mesure deux mètres vingt et, autre particularité, il est immortel !

Aaron Tamerlan Munteanu est né à Galați, en 1884, en Roumanie. Il est roux comme l’étaient les rois Saül et David dans la Bible, et très grand comme ces Juifs du Caucase supposément issus de la tribu perdue. Il est condamné à vivre éternellement avec un dybbouk et devient le Juif rouge. Un dybbouk est un démon qui vole l’âme des gens qui ont été soit irréligieux, soit qui ont commis une faute.

En l’occurrence, celui-ci s’est emparé de l’âme d’un rabbin qui refusait de croire au merveilleux et à l’impossible (quoique la religion juive soit, en vérité, faite de doute et est pétrie de questions). Sous les traits du rabbin, il visite Aaron et lui jette ce sortilège parce que celui-ci a tué son camarade Ioan Lupescu, un soldat placé sous ses ordres pendant la Première Guerre mondiale.

« J’aime faire en sorte que l’amour côtoie le tragique »

Mais n’était-ce pas de la légitime défense ? Aaron s’était fait agresser physiquement par son camarade alors qu’ils étaient captifs dans une geôle allemande…

Qu’importe, aux yeux du dybbouk, il contrevient au commandement « Tu ne tueras point ». C’est pour cela qu’il est condamné à errer éternellement. Des Carpates aux rives de la mer Noire, de Bucarest à Vienne et à Berlin, dans les camps de la mort d’Auschwitz aux massacres de Liepāja en Lettonie… il va être le témoin des horreurs qui ravagent le continent européen et le XXe siècle. Il connaîtra aussi sa plus belle histoire d’amour à Liepāja. J’aime faire en sorte que l’amour côtoie le tragique…

Cette errance, conséquence d’un meurtre originel, est surtout l’histoire d’une rédemption et raconte un parcours initiatique.  Au début, le héros est cet intellectuel juif assimilé qui travaille dans un journal, qui aime la grande musique. Il ne voit pas plus loin que ça. Mais pour se racheter, il devra s’affranchir de ces sentiments humains qui l’entravent, des codes sociaux qui l’ont modelé, se libérer de toute cette gangue. Ainsi, il fréquente de nombreuses femmes, rencontre des non-juifs, il va même vivre à trois.

« La Shoah a été l’apothéose d’un antisémitisme qui a toujours été là »

Votre personnage n’abdique-t-il pas jusqu’à son identité juive ? L’incipit est assez étonnant : « J’ai toujours rêvé d’être un antisémite ». Pourquoi de tels propos ?

En écrivant ces mots, je me suis dit qu’il est tellement facile d’être antisémite, c’est même pratique. Car le Juif est le bouc-émissaire idéal, le Juif, c'est l’autre qui persiste dans l’erreur, puisque pour les chrétiens, il n’a pas reconnu Jésus comme messie… La Shoah a été l’apothéose d’un antisémitisme qui a toujours été là. Et qui demeure aujourd’hui sous d’autres masques. J’ai l’impression qu’on ne risque pas grand-chose à être antisémite. On s’en sortira toujours, puisque c’est le Juif qui n’est pas à sa place et récoltera l’opprobre. Au-delà de la provocation, cette phrase donne le « la » paradoxal du livre : le Juif rouge a pour mission de sauver tous les Juifs, même si c’est impossible. Au fond, c’est une quête de paix éternelle.


Propos recueillis par Sean Rose
Stéphane Giusti, Le Juif rouge, Éditions Seghers, 336 pages, 20 €

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