Philippe Forest a livré, en septembre 2015, une très impressionnante biographie de Louis Aragon (Gallimard). Il relate avec minutie les poursuites engagées pour contre le poète, en 1932 à la suite de la publication de Front rouge. Il faut s’y intéresser car le délit "d'excitation de militaires à la désobéissance et de provocation au meurtre dans un but de propagande anarchiste", prévu originellement par la loi du 28 juillet 1894, est une des rares infractions de censure à avoir disparu du droit français et devrait servir d'exemple dans cette péridode d'agitation liberticide.
En 1930, le mouvement surréaliste s’est mis au service de la révolution. Les surréalistes sont passés d’une position libertaire à un soutien de plus en plus actif à ce qui deviendra le Parti Communiste. L’attaque de l’ordre social, les critiques des notions de travail, de patrie, le goût de la désobéissance, le dégoût de l’armée sont des notions qui animent l’esprit surréaliste. Dès le premier numéro de la Révolution surréaliste, en décembre 1924, les tracts et proclamations portent la marque d’une violence et d’une révolte permanentes. La manifestation du banquet Saint-Pol Roux, tout comme la Lettre ouverte à M. Paul Claudel (« Ecrivez, priez et bavez ; nous réclamons le déshonneur de vous avoir traité une fois pour toutes de cuistre et de canaille »), ou Permettez !, en sont la démonstration. S’ils n’ont pas encore été condamnés pour leurs écrits, les surréalistes ont souvent frôlé les condamnations. Le groupe surréaliste défend des attitudes passionnelles qui dressent parfois les participants de l’aventure les uns contre les autres, au gré d’exclusions, d’anathèmes et de réconciliations.
La rencontre avec Elsa
Louis Aragon, qui est au cœur du combat depuis Littérature, en 1919, n’est pas le moins virulent des surréalistes. Après sa rupture avec Nancy Cunard, il a traversé une période d’une noirceur absolue, revolver en poche, prêt au suicide. Sa rencontre avec Elsa Triolet, en novembre 1928, lui redonnera espoir et s’accompagne d’une envie de changer son existence. Aragon se politise, tout comme les surréalistes, qui, malgré les incompréhensions du Parti Communiste, essayent de montrer qu’ils ne sont pas des « petits bourgeois » mais des écrivains révolutionnaires.
Le premier numéro du Surréalisme ASDLAR paraît en juillet 1930, et s’ouvre sur un télégramme de Moscou, accompagné de la réponse des surréalistes. Le ton de la revue semble donné : le groupe surréaliste entend lutter aux côtés de Moscou.
Aragon part en novembre 1930 à Moscou, puis à Kharkov, où se tient la 2e Conférence Internationale des Ecrivains Révolutionnaires. Il espère pouvoir faire entendre la voix du groupe surréaliste, c’est ce qu’il explique à ses camarades avant son voyage. Il est accompagné par Georges Sadoul, également membre du groupe surréaliste, qui est sous le coup d’une peine de trois mois de prison, pour insulte à l’armée et surtout "menaces de violence avec ordre sous condition". Sadoul et Aragon sont guidés par Brik et Triolet, ce qui leur permet d’être très bien reçus, et, de plus, ils sont les seuls français invités.
Les camarades surréalistes sont oubliés. Etourdis par leur bonne volonté pernicieuse, Aragon et Sadoul signent des déclarations d’abjuration surréaliste, s’efforçant d’effacer leurs « crimes », et de se montrer bons membres du Parti, dans un exercice qui fera long feu, l’auto-critique.
Le 1er décembre 1930, en signant les résolutions de Kharkov, Aragon et Sadoul vendent leur âme à Staline.
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Social-traîtres
De retour à Paris, Aragon continue d’assister aux réunions du groupe, et participe à l’élaboration de la revue surréaliste. L’affaire de L’Age d’or occupe l’actualité et fait oublier les déceptions du congrès de Kharkov. En mai 1931, Aragon signe avec les surréalistes le tract Ne visitez pas l’Exposition Coloniale dans lequel les objectifs sont semblables à ceux du PCF. Les « social-traîtres » sont attaqués, et l’ombre de Lénine appelée à l’aide. En mai 1931, les surréalistes, avec Au feu ! se déclarent solidaires des incendiaires d’église espagnols et du front anti-religieux. En juillet 1931, c’est encore une attaque de l’Exposition Coloniale. Si Aragon signe ces tracts, son attitude et ses positions littéraires et artistiques se déplacent peu à peu.
Aragon, avec Persécuté persécuteur, édité le 25 octobre 1931, s’éloigne du surréalisme et se rapproche d’un réalisme où « le ciel se lira drapeau rouge ».
C’est dans cet état d’esprit qu’Aragon compose le poème Front rouge qu’il publie à la fin de l’année 1931 dans Littérature de la Révolution mondiale, organe moscovite de l’ Union des Ecrivains Révolutionnaires. Le ministère de l’Intérieur dépose plainte, le numéro est saisi par la police, et Aragon se retrouve inculpé d’« incitation de militaires à la désobéissance et de provocation au meurtre dans un but de propagande anarchiste. » Il subit de plein fouet la loi du 28 juillet 1894, votée à la suite des attentats anarchistes commis entre 1892 et 1894, et risque cinq ans de prison.
Menace impérialiste
Le long poème est écrit à la gloire de l’URSS, et Aragon fait sienne la thèse d’une menace impérialiste contre la république des soviets, péril qui serait vaincu par le triomphe de l’Armée Rouge… L’écrivain appelle le prolétariat à la révolution, et les images évoquées ne respirent pas la tranquillité.
Dès l’annonce de la menace contre Aragon, le groupe surréaliste réagit, proclame sa solidarité avec l’auteur de Front rouge, et joint au tract L’Affaire Aragon une pétition pour soutenir le poète. Les surréalistes rappellent les poursuites engagées contre l’auteur des Fleurs du mal :
"Les seules poursuites intentées contre Baudelaire nous rendent conscients du ridicule auquel se fût exposée une législation qui, dans son impuissance, eût demandé compte à Rimbaud, à Lautréamont, des élans destructeurs qui passent dans leur œuvre, ces élans assimilés pour la circonstance à divers crimes de droit commun. " Dans le même temps, en janvier 1932, le groupe surréaliste belge (Magritte, Nougé, Mesens, Souris) édite un tract de solidarité à Aragon, La Poésie transfigurée, qui souligne l’aspect subversif de Front rouge : "Le poème incite désormais les défenseurs de l’ordre établi à user envers le poète de tous les moyens de répression réservés aux auteurs de tentatives subversives."
L’Affaire Aragon fait grand bruit. Les signatures de soutien à l’écrivain sont de plus en plus nombreuses. Aucun des « sociaux-traîtres » menacés dans le poème n’a porté plainte, et si Aragon est convoqué chez le juge d’instruction, le ministère de la Justice ne semble pas décidé à poursuivre. Un nouveau ministère de l’Intérieur va bientôt se mettre en place, qui semble désireux d’oublier le « feu sur les flics ». L’Humanité continue son soutien à Aragon, tout en dénonçant « la récupération » des surréalistes.
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André Breton
André Breton, en mars 1932, sort une plaquette relatant « l’affaire » : Misère de la poésie. Aragon, à qui Breton a présenté le texte, s’est montré "objectivement d’accord", mais peu enclin à laisser passer une telle publication où son poème est qualifié « de circonstance », correspondant peu à l’étiquette surréaliste. Breton défend son ami, en espérant qu’il ne se laissera pas broyer par la machine stalinienne, qui, au nom du prolétariat, est prête à détruire tout individu pensant en dehors des règles édictées par le Parti. Breton se sent gêné par la forme très réaliste que prend Front rouge. Mais il revient sur la tentative d’inculpation à l’aide de la loi de 1894 : "En leur qualité de poètes il appartient aux surréalistes de montrer la nouvelle iniquité que cette entreprise constitue, le sensible progrès qu’elle marque en 1932 dans la volonté d’application des lois scélérates."
La publication de Front rouge a entraîné de nombreux débats parmi les intellectuels. André Gide est convaincu que "la pensée est aussi dangereuse que les mots", et n’a pas signé la pétition en faveur d’Aragon : "Et puis, pourquoi demander l’impunité de la littérature. Quand j’ai publié Corydon, j’étais prêt à aller en prison. La pensée est aussi dangereuse que des actes. Nous sommes des gens dangereux. C’est un honneur que d’être condamné sous un tel régime."
Quant à Jean Paulhan, il déclare : "Je signerai volontiers une pétition qui réclamerait pour l’écrivain toutes les responsabilités et tous les droits jusqu’à celui d’aller en prison." Romain Rolland souhaite que le terrain de défense se situe "ailleurs" et qu’il répondrait à l’inculpation d’Aragon "(…) en réclamant la mise en accusation de Maurras, qui fut, par ses écrits réitérés, le provocateur public au meurtre de Jaurès." Jules Romains est également ce cet avis, qui ne craint pas de faire appel au « juge ».
300 signatures
Le texte de protestation de L’Affaire Aragon reçoit plus de 300 signatures de soutien, venant d’écrivains et d’artistes d’horizons différents : Braque, Cendrars, Descaves, Duchamp, Fénéon, Follain, Fort, Jouhandeau, Le Corbusier, Mac Orlan, Matisse, Picasso, Supervielle, Vigo, Vlaminck… L’Affaire Aragon semble faire l’unanimité parmi le monde intellectuel : malgré quelques opinions étayées d’arguments spécieux, on ne peut condamner un poète sur ses écrits, quand bien même sont-ils "de circonstance."
Les poursuites aboutiront à un non-lieu, comme le souligne Philippe Forest, avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, en juin 1932. Front rouge éloigne Aragon du mouvement surréaliste et l’entraîne à d’autres exercices. Tant dans l’écriture que dans la vie, l’écrivain choisit une autre voie : celle qu’il nommera le réalisme socialiste. Il louera bientôt la "persuasion" des membres de la Tchéka, "la rééducation de l’homme par l’homme." dans les camps de travail, et placera, en 1936, la constitution stalinienne "(…) au-dessus de Shakespeare, de Rimbaud, de Goethe, de Pouchkine (…)."
La littérature est donc alors attaquée de toutes parts…
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Par
Élodie Carreira
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