Dans quelles circonstances Territoire comanche a-t-il été écrit ?
Après Noël 1993, à Mostar, j'avais terminé mon travail en ex-Yougoslavie, et décidé de quitter le journalisme. J'ai voulu raconter à chaud l'envers du décor de ceux qui racontent la guerre. Alors qu'il me faut un ou deux ans pour écrire un roman, là, c'est venu facilement, en deux-trois mois. J'avais compris, pendant la première guerre du Golfe, que le monde des reporters de guerre tel que je l'avais vécu, c'était fini. Le journalisme avait changé, notamment avec les nouvelles technologies, et je devenais trop âgé pour ça. À un moment, il faut savoir se retirer, dire au revoir. Ça a été une belle expérience, même si, au final, les reportages de guerre, aujourd'hui, ça ne fait plus changer le monde.
Est-ce un livre atypique dans votre œuvre ? Comment le définiriez-vous ?
C'est un récit autobiographique où tout est vrai, sauf moi ! Je suis le journaliste Barlés à 90 %. Quant à Márquez, le caméraman, il est tout à fait authentique. Maintenant retraité, c'est une légende vivante dans la profession, une référence pour tous les jeunes.
Pourriez-vous expliquer son titre ?
C'est venu d'une blague avec mon équipe. Quand nous pénétrions dans une zone dangereuse, où l'on ne voyait personne mais où l'on était sûrs que nous étions guettés, on se disait : « Attention, on est en territoire comanche ! »
Le livre est paru en Espagne en 1994. Pourquoi n'était-il pas, jusqu'ici, traduit en français ?
Mon éditrice au Seuil avait estimé que c'était un livre trop spécialisé, dont les noms ne diraient rien au lecteur français. Trop personnel. En revanche, il a eu du succès en Espagne, et il est toujours étudié par les jeunes journalistes, un peu comme un manuel. C'est un livre important pour moi, et j'étais soulagé de le publier, avant de me consacrer à l'écriture romanesque.
Territoire comanche a été adapté en 1997, par Gerardo Herrero. Avez-vous collaboré au film ?
Ce n'est pas un grand film, mais il a été tourné dans Sarajevo encore en guerre, comme un documentaire. J'ai repris le scénario, trop idéalisé, trop romantique, et je l'ai amené vers plus de réalisme. J'ai même accompagné l'équipe sur place.
Quelles leçons tirez-vous de vos années de journalisme de terrain ?
Le journalisme m'a donné le privilège de regarder la vie d'une façon différente, sans manichéisme. Le même individu peut être un héros le matin et un salaud le soir. Les actes dépendent en grande partie des circonstances, je ne juge pas. Mais j'ai appris une chose fondamentale : un idiot est toujours plus dangereux qu'un méchant !
Territoire comanche paraît dans une collection intitulée « Mémoires de guerre ». Nombre de vos romans, comme Cadix,ou la diagonale du fou (Seuil, 2011), ou votre trilogie Les aventures de Lorenzo Falcó (Seuil, 2018-2020), se déroulent durant des conflits. Êtes-vous un « écrivain de la guerre » ?
Pendant vingt-deux ans, je suis allé « à la guerre ». C'est là que j'ai appris à regarder le monde. Elle a été mon école et mon éducation. Quand je suis parti pour la première fois, j'avais juste une formation de lecteur des classiques. Sans les livres, peut-être la guerre m'aurait-elle emporté et j'aurais fini dans un bordel de Bangkok. Les livres ont été mon gilet de sauvetage.
Lorenzo Falcó est une espèce de James Bond franquiste, au service des fascistes. Pourquoi cette idée ? Comment a-t-elle été perçue en Espagne, où les plaies de la guerre civile ne sont pas encore refermées ?
Je suis fan d'OSS 117 ! Il y a de la provocation dans le personnage de Falcó. Je voulais raconter une histoire d'espionnage, mais j'en avais assez que les gentils soient toujours les républicains et les méchants les franquistes. Et ce n'est pas une question d'opinions politiques : toute ma famille est républicaine. Je voulais juste montrer les ambiguïtés des hommes. En Espagne, la guerre civile n'est jamais terminée. Mon prochain roman, La ligne de feu, à paraître au Seuil en 2022 (en principe), se situe justement pendant la guerre civile. Il a suscité pas mal de polémiques.
Voyez-vous des similitudes entre notre époque, avec la généralisation des conflits, la montée des régimes autoritaires, et les années 1930 ?
Non, rien à voir, heureusement. Ça, ce sont des inventions de politiciens pervers. Franco, il est mort il y a plus de quarante ans, et je m'en fous !
Vous souvenez-vous de votre premier roman, El húsar, paru en 1986 (Le Hussard, Seuil, 2005). Le succès est-il venu tout de suite ?
Pas du tout, ce roman napoléonien est passé totalement inaperçu. C'est mon troisième, Le Club Dumas, qui a changé ma vie.
Pourquoi vous être spécialisé dans le roman historique ?
Là, devant moi, j'ai un buste de Napoléon, un sabre de hussard (j'ai une collection de cent soixante sabres de cavalerie), et la médaille de Sainte-Hélène décernée au grand-père de mon arrière-grand-père, Jean Gal, qui était français et a combattu à Waterloo avant de revenir s'installer en Espagne. Le Premier Empire, pour moi, c'est une affaire de famille ! Dans ma bibliothèque, sur 32 000 volumes, la moitié sont des livres d'histoire. Ma femme et ma fille sont historiennes. L'histoire, c'est la vraie clef du présent. Le premier livre que j'aie lu, c'était Les trois mousquetaires. Mais mes propres romans sont faussement historiques, tous mes personnages sont actuels. Je n'ai jamais établi de hiérarchie entre Stendhal, Agatha Christie et Thomas Mann.
Quelle relation entretenez-vous avec la France ?
C'est comme un deuxième pays. Je suis fier d'être descendant d'un grognard de Napoléon. Jeune, je suis allé sur le site de Waterloo. C'était très émouvant. Je suis très attaché à la France, culturellement, intellectuellement. Quant à votre langue, mon grand-père me disait toujours que je devais l'apprendre car, « toutes les deux ou trois générations, un Espagnol doit s'exiler en France ! »
Vous avez tenu à faire cette interview en français...
En tant qu'ancien journaliste, je n'aime pas beaucoup les interviews, surtout à la télé. J'en ai fait, et je le regrette. Je ne suis pas un auteur commode, et j'en suis fier ! Même si je sais bien qu'un écrivain doit accompagner ses livres, cet entretien sera le seul que je donnerai.
À quel nouveau livre travaillez-vous en ce moment ?
Je suis un écrivain professionnel, pas un artiste. Je ne crois pas à l'inspiration sacrée ! J'ai toujours un livre en cours. Il y a plein d'histoires que je veux raconter depuis longtemps. Mais j'ai 70 ans, le temps m'est compté. Il va falloir que je fasse des choix, et je ne veux pas me tromper. Je ne peux donc pas vous en parler. Les romans n'existent pas jusqu'à ce qu'ils soient finis.
Arturo Pérez-Reverte
Territoire comanche
Les Belles Lettres
Tirage: NC
Prix: 21 € (prov) ; 120 p.
ISBN: 9782251452807
Situé à la fin de la guerre en ex-Yougoslavie, entre Sarajevo, août 1993, et Mostar, février 1994, Territoire comanche se présente comme le récit d'une longue attente près du pont de Bijelo Polje, en Bosnie. Les deux héros sont des reporters chevronnés, des baroudeurs. L'un fictif, le journaliste Barlés, est le double de Pérez-Reverte. L'autre, le caméraman Márquez, son frère d'armes - le livre lui est d'ailleurs co-dédié. Au fil de l'attente, ils décrivent ce qu'ils voient, sans filtre, et se rappellent quelques-unes de leurs précédentes expéditions dans des conflits sanglants, en Amérique latine ou au Liban, ainsi que leurs confrères, vivants ou morts. Un Désert des Tartares en plus brutal.