Plus de 20 bibliothèques incendiées lors des émeutes urbaines de l’automne 2005, 7 lors de l’élection du président Nicolas Sarkozy en 2007 : en tout, 70 établissements de lecture publique ont été livrés aux flammes en France entre 1986 et 2013. Victimes indifférenciées ou cibles visées en toute connaissance de cause pour ce qu’elles représentent aux yeux des émeutiers ? Dans son ouvrage intitulé Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques ?, récemment paru aux Presses de l’Enssib, le sociologue Denis Merklen analyse les mécanismes en jeu dans ces affrontements. Il met surtout en lumière une réalité inconfortable pour nombre de professionnels : la contradiction entre la vision que les bibliothèques ont d’elles-mêmes, - des espaces neutres et ouverts à tous, outils de lien social et d’intégration - et la manière dont elles sont perçues par certains habitants des quartiers populaires où elles sont implantées : des représentants de l’Etat et de l’autorité, emblèmes d’un groupe social qui les exclut, dédiés à la culture légitime. Le phénomène de rejet est majoré quand la population n’a pas été associée au projet. A Saint-Denis, en Seine-Saint-Denis, par exemple, la bibliothèque Gulliver, incendiée en 2005, avait été construite dans le cadre d’une vaste rénovation urbaine qui ne faisait pas l’unanimité parmi les habitants, dont la revendication était l’amélioration des moyens de transport et non un équipement culturel. Bien souvent, les postes créés ne bénéficient pas à la population locale, les noms donnés aux bibliothèques sont attribués sans concertation avec les habitants.
Pour comprendre les attaques dont elles sont la cible, les bibliothèques doivent assumer leur dimension politique, au sens large du terme. « Dans quel sens la politique de la bibliothèque agit-elle dans le quartier ? En faveur de qui et de quoi ? Est-elle perçue comme partie intégrante du quartier ou au contraire comme une intervention venant de l’extérieur ? » interroge Denis Merklen. Pour le sociologue, les bibliothèques doivent prendre conscience des conflits culturels, sociaux et politiques à l’œuvre dans les territoires où elles interviennent, et voir dans ces « messages de pierre et de feu » l’occasion de considérer autrement leur propre action. Véronique Heurtematte
Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques ? de Denis Merklen, Presses de l’Enssib, 39 euros, ISBN : 979-10-91281-14-0.