Avant la perestroïka, c’était le monde gris. Depuis, il y a un peu plus de couleurs, mais beaucoup de misère. La conquête de la liberté s’est faite au profit du consumérisme avec son lot de laissés-pour-compte. C’est ce qui ressort des témoignages recueillis dans ce livre stupéfiant où l’on navigue dans l’âme soviétique comme sur une mer démontée.
Depuis quelques décennies, dans ce vaste projet qu’elle a intitulé « les voix de l’utopie », avec des livres comme Les cercueils de zinc (10/18, 1992) sur la guerre en Afghanistan ou La supplication (Lattès, 1998) consacré à Tchernobyl, Svetlana Alexievitch tente de circonscrire le malheur russe.
La fin de l’homme rouge et son sous-titre - le temps du désenchantement - donnent la mesure de l’ambition : montrer les traces du communisme dans la société d’aujourd’hui. Une idéologie qui fut vécue comme une religion. Malgré les camps, la délation, la torture, les assassinats, certains veulent y voir encore un monde plus juste. La liberté, d’accord, dit une femme, mais « du bonheur, j’en ai pas plus qu’avant ».
La fin de l’homme rouge n’est pas un livre nostalgique. Mais on y regrette les cuisines étriquées dans lesquelles on refaisait le monde à l’abri, croyait-on, des oreilles du KGB, la lecture des grands classiques russes où l’on recherchait des raisons d’espérer et celle de la Pravda qui disait quoi penser.
On saisit vite pourquoi cette enquête journalistique devient littérature. Tout simplement parce que la Russie est littéraire, au quotidien. Même les gens de peu puisent dans cette culture à vif de quoi vous donner le frisson des grands romans d’hier. Voici donc un livre très russe, un mélange de foi et de fascination pour le vide, avec cette drôle d’idée que l’avenir se trouve derrière !
Ce roman vrai, tel un mémorial à l’homo sovieticus, nous renvoie au temps où les Beatles chantaient Back in the USSR - « tu ne sais pas combien tu es heureux, mon gars ! » - avec un John Lennon qui disait que la vie, c’est ce qui nous arrive pendant que nous pensons à autre chose… L. L.