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Be yourself !

Be yourself !

Et si la communication était un sujet en trompe-l'oeil ? Un moyen d'éviter la question de ce qu'est (et doit être) la bibliothèque (et les bibliothécaires) ? Le sociologue Claude Poissenot (1) réfléchit sur les conditions de la communication des bibliothèques.

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avec Créé le 12.02.2016 à 19h00

"Comment le thème de la "communication" en est-il venu à s'imposer aux bibliothécaires au point de devoir lui consacrer un congrès ? Aurait-on pu imaginer telle question il y a vingt ans quand la France venait de donner naissance à la BNF et construisait des bibliothèques comme par évidence ?

La campagne d'affiches qui saluait en 2006 les dix ans de la bibliothèque de Limoges rappelait les valeurs revendiquées par les bibliothécaires.

C'est que le contexte a bien changé. Si certaines collectivités continuent de programmer des établissements, certaines y ont renoncé et d'autres s'interrogent même sur le bien-fondé de ce type d'équipement. Il faut dire que les budgets publics connaissent des tensions de plus en plus fortes. Par ailleurs, la diffusion continue d'Internet et la numérisation de l'information donnent de plus en plus aux usagers potentiels les moyens de se dispenser de fréquenter les bibliothèques... ce qu'ils font effectivement.

La communication apparaît comme une réponse à un doute qui s'insinue de l'extérieur vers l'intérieur des bibliothèques. Elles doivent faire parler d'elles pour créer une adhésion, un attachement auprès des tutelles et des publics susceptibles de protéger leurs budgets et leurs postes. Par ailleurs, comme d'autres groupes professionnels, les bibliothécaires recherchent la reconnaissance de leurs contemporains. Ils ne se reconnaissent pas dans le stéréotype du bibliothécaire et voudraient le faire évoluer afin qu'il se rapproche de leur véritable visage. L'enjeu n'est pas seulement professionnel tant leur définition comme bibliothécaire affecte jusqu'à leur identité personnelle, leur rapport au monde. Cette demande de reconnaissance repose largement sur un constat fondé d'un décalage entre l'image que la population se fait du lieu et la réalité même des bibliothèques. Si les publics potentiels savaient ce qu'il est possible de faire à la bibliothèque, ils seraient plus à même de venir. De ce fait, l'institution s'en trouverait valorisée et donnerait à voir en quoi elle est indispensable auprès de ceux qui lui fournissent ses budgets.

Il faut donc communiquer, mais la question du quoi ne doit pas être évacuée par celle du comment. Elle doit être précédée d'une analyse de la situation. Pour pouvoir communiquer, il convient de prendre en compte le point de vue de ceux à qui on s'adresse. Car en réalité la bibliothèque communique déjà par tout ce qui la donne à voir : bâtiment, personnel, animation, actions hors les murs, visites scolaires, etc. Quand une bibliothécaire reprend un usager qui vient demander si "le livre que [qu'il a] commandé est arrivé" en lui précisant : "Vous voulez parler de votre suggestion d'acquisition ?", elle donne une vision de la bibliothèque dans laquelle le pouvoir appartient aux professionnels à la fois dans la décision d'acquérir ou non, mais aussi dans le recours à un vocabulaire particulier : l'idée d'"acquisition" renvoie à celle de "collection" qui se constitue de façon raisonnée et non au gré du hasard des demandes des usagers. Quand une bibliothèque accueille une exposition du Frac, elle donne à voir son ancrage dans le monde de la création artistique. Il en va de même lorsqu'elle accueille un écrivain ou un artiste pour une conférence. A l'inverse, quand un bibliothécaire inspiré entreprend de rendre hommage à Michael Jackson par une chorégraphie réussie dans l'espace de la médiathèque de Limoges, il fait passer l'idée que cet équipement est en prise avec les émotions collectives et personnelles des habitants. En témoignent les commentaires impressionnés des internautes (usagers des bibliothèques ou non) devant la qualité de la performance de ce professionnel !

Parfois, c'est y compris ce qu'elle cache qui rattrape la bibliothèque... Pensons par exemple à la mise au jour par Ouest-France du pilonnage de certains ouvrages désherbés par la BM de Rennes. Les usagers potentiels se forment donc déjà une image de la bibliothèque par leur expérience personnelle, par celle de ceux qui les entourent, par les images médiatiques, les discours politiques ou les articles de presse quotidienne régionale. Cela signifie qu'on appelle "communication" la part de l'image de l'institution qu'elle cherche à maîtriser. Celle-ci ne peut pas faire disparaître tout ce tissu de représentations qui finit par former une image de la bibliothèque.

Parce que les bibliothèques publiques doivent leur fréquentation uniquement au choix de nos contemporains (et parce qu'Internet leur fournit de plus en plus les moyens de ce libre arbitre), elles sont condamnées à la séduction. Elles ne peuvent "mentir" aux usagers potentiels car ceux-ci en tireraient instantanément les conclusions en renonçant à venir et en colportant leur jugement et leur désillusion. Il convient donc de montrer à nos concitoyens en quoi la bibliothèque peut leur être réellement utile ou agréable. En quoi elle s'adresse à eux tels qu'ils sont et non tels qu'elle voudrait qu'ils soient ! Par contre-exemple : la mise en scène de références culturelles légitimes dans une campagne d'affichage risque ainsi de présenter en creux une image de l'usager idéal comme étant défini par sa curiosité et sa culture. Ainsi, une affiche d'une campagne pour les bibliothèques de Nantes accroche les passants par le slogan : "Depuis l'expo près du boulot, les surréalistes, c'est mon dada." Malgré le ton léger et l'argument de la proximité, l'univers culturel de référence reste légitime bien que non passéiste.

Cette tension entre l'aspiration à la reconnaissance publique et la persistance d'une définition cultivée de la bibliothèque explique sans doute la difficulté des bibliothèques dans leur démarche de communication. Pour communiquer un message, faut-il encore que celui-ci soit clair. Qu'est-ce qu'une bibliothèque ? En quoi s'adresse-t-elle réellement à la population qu'elle dessert ? Quelle est la manière dont elle envisage la relation avec ses publics ? Si on a coutume d'opposer la mission sociale des bibliothèques qui serait "laxiste", "peu exigeante", à la mission culturelle qui serait garante du respect de la "qualité", on néglige le fait que la mission sociale peut simplement se définir par son point de départ, qui consiste à prendre en compte la population telle qu'elle est. C'est cette voie qui semble à même de permettre la construction d'une relation de confiance avec les publics, condition pour la réception de références intimidantes. En matière de communication, cela suppose de montrer en quoi la bibliothèque sait répondre aux aspirations y compris prosaïques de la population. Pourquoi ne pas voir fleurir les affiches "Venez réviser à la bibliothèque !" à la veille des examens de fin d'années ? Ce serait cohérent car de nombreux élèves découvrent la bibliothèque par les visites de classe. Logiquement, ils pourraient penser que la bibliothèque serait le lieu légitime pour s'acquitter de leurs devoirs scolaires. Comment peuvent-ils comprendre le point de vue idéal de la bibliothèque comme lieu du plaisir gratuit de la culture (et sa traduction dans un accueil et des collections peu concernés par l'enjeu scolaire) alors qu'ils l'ont découvert, en tant qu'élèves ? Ce serait comme attendre que l'amour naisse d'un mariage arrangé ! Possible mais incertain... Cette absence de communication sur la fonction scolaire de la bibliothèque s'explique par la fixation de celle-ci sur une définition de la culture loin de faire l'unanimité dans la population, assez incompréhensible du point de vue des enfants et de leurs parents.

Ainsi, pour communiquer, les bibliothèques doivent demander à leur personnel d'être à l'écoute de la riche complexité de ce qui les compose : être de raison et de curiosité mais aussi de sensations, de divertissement, de sociabilité, de conformisme, etc. Une campagne de communication interne avec le slogan "Be yourself !" devrait donc précéder toute initiative de promotion de la bibliothèque vers la population car elle aussi est composée de la même "matière". Les bibliothécaires ne doivent pas attendre de leurs usagers qu'ils soient conformes à l'image idéale d'eux-mêmes mais à leur image réelle. Combien de bibliothécaires reconnaissent en privé qu'ils ne se retrouvent pas dans les choix qu'ils font à titre professionnel pour la bibliothèque ? Par exemple : le classement des films par réalisateurs est "bibliothéconomiquement" légitime et beaucoup de professionnels en savent personnellement bien les limites. Autre exemple : à titre privé, les bibliothécaires savent prendre leur distance avec la culture légitime ; à titre professionnel, ils pourraient en tirer les conséquences et favoriser le divertissement, le bruit, le relâchement du corps et les références redondantes. Cette posture réconciliée du bibliothécaire, qui ne dissocie pas son identité personnelle de son identité statutaire, s'observe chez une fraction croissante des professionnels. Elle est sans doute le meilleur atout de l'avenir des bibliothèques et certainement plus efficiente que des campagnes de publicité. Celles-ci sont vouées à l'échec sans cette nouvelle manière d'envisager le métier. La communication ne peut permettre aux bibliothèques de maintenir vivante une définition révolue d'elles-mêmes."

(1) Claude Poissenot enseigne à l'IUT métiers du livre de Nancy et tient un blog sur Livreshebdo.fr.

12.02 2016

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