Bien sûr, tout ça n’est qu’une coïncidence, un de ces hasards grinçants de l’Histoire. Mais, paraissant quelques semaines après la tragédie de Charlie Hebdo et signé par l’un des gourous français de la presse, ce Dictionnaire amoureux du journalisme prend encore plus d’importance, comme une revendication, un symbole de résistance à la barbarie. Serge July, en revanche, n’a pas eu le temps de modifier son livre, déjà sous presse le 7 janvier, de rajouter un article sur l’hebdomadaire satirique orphelin, ni d’infléchir son prologue. Pas sûr, d’ailleurs, qu’il en ait eu envie. Même s’il avait, avec l’équipe décimée, une vraie proximité, "Libération et Charlie avaient des rapports de cousinage actif", nous a-t-il confié. Si, en tant que citoyen et journaliste, il a été, comme chacun, profondément choqué, atteint, l’homme est un pudique, qui ne s’est pas répandu dans les médias pour y aller de son commentaire. En revanche, l’histoire commune de Libé et de Charlie Hebdo est traitée dans son ouvrage, à l’entrée "Cavanna" : "polygraphe français de la seconde moitié du XXe siècle", comme il disait lui-même, fondateur d’Hara Kiri, matrice de Charlie. Dans son article, très documenté - un travail d’accumulation qu’il a fait seul, et qui lui a pris environ cinq ans, suivis de deux ans et demi d’écriture -, pas question de traiter les sujets par des brèves, July raconte la saga chaotique de cette famille exceptionnelle (Cavanna, Delfeil de Ton, Professeur Choron, Reiser, Wolinski, Cabu et les autres). Et rappelle, non sans humour, qu’en 1981, lorsque Libération a cessé de paraître quelques mois, Georges Bernier (alias Choron) avait déclaré : "… ce con de Serge July, je vais lui foutre la trouille. […] Charlie Hebdo […] devient Charlie Matin."
Naturellement, dans la foulée, on se reporte à l’article "Libération", une copieuse analyse, fière et affectueuse, même si Serge July a dû quitter en 2006 le journal auquel il avait appartenu dès décembre 1972. Il a mis un point d’honneur, depuis, à ne pas intervenir dans son évolution. "D’ailleurs, dit-il, ils ne me l’ont jamais demandé, et c’est très bien comme ça."
Le Dictionnaire est composé essentiellement de notices historiques (sur l’affaire Dreyfus, par exemple), et de portraits de grands journalistes (dont des écrivains, comme Gide, Camus, Mauriac, Kessel), plutôt des Américains et souvent des morts, pour ne pas faire de jaloux, et parce que tout le monde ne pouvait y figurer, à travers quoi July exprime sa passion, sa philosophie d’un métier auquel il a consacré sa vie. Aujourd’hui, il est éditorialiste à RTL et chroniqueur aux Inrockuptibles. Retour à la presse culturelle pour quelqu’un qui a commencé sa carrière à Clarté, magazine culturel "dissident" du PCF, dans les années 1960. Ça, ça se trouve dans l’entrée autobiographique que Serge July, carte de presse n° 37693, s’est consacrée à lui-même, franche et directe, laquelle se termine par : "J’ai fait avec ce journal [Libération, bien sûr] le plus beau métier du monde." Rarement dictionnaire amoureux l’aura été autant que ce pavé magistral, qui se dévore à la fois comme un roman et comme un livre d’histoire.
Jean-Claude Perrier