Irréaliste. On a souvent entendu ce jugement pendant la campagne présidentielle. Chez les candidats, chez les commentateurs, chez les électeurs. Mais alors, à l'inverse, qu'est-ce qu'être réaliste ? Ou, pour le dire autrement, qu'est-ce que la réalité ? En politique ou ailleurs, existe-t-il une méthode pour l'appréhender ?
C'est là qu'intervient Hans Blumenberg (1920-1996). Ce philosophe allemand, qui enseigna à l'université de Münster, s'est fait connaître en 1966 avec La légitimité des Temps modernes (Gallimard, 1999), un travail dans lequel il s'en prenait à la conception "théologique" de l'Etat défendue par Carl Schmitt, tout en recherchant les origines de la modernité dans la rationalité scientifique.
Auteur d'une bonne trentaine d'ouvrages - dont plus de la moitié posthumes -, Hans Blumenberg n'est pas ce qu'on peut appeler un auteur "facile". Son style, très clair au demeurant, se caractérise par une densité extrême. Ce qui n'empêche nullement les rapprochements lumineux et les formules qui font mouche, comme "c'est seulement la crise qui essentialise l'existence de l'Etat". De quoi donner du grain à moudre aux parlementaires du monde entier. On appréciera donc d'autant plus ces deux textes courts qui introduisent assez bien une oeuvre qui s'attache à débusquer les déviations de la raison.
Dans ces deux articles, cet homme discret, qui travaillait la nuit et interdisait qu'on le photographie - ce qui suffirait déjà à le différencier de bien des intellectuels contemporains -, examine les conceptions de la réalité qui se sont succédé, voire qui se sont superposées, dans l'histoire occidentale. En cela, il raconte les péripéties d'une notion qui a donné bien du fil à retordre depuis Platon ! De la littérature - le roman n'est-il qu'illusion ? - à la politique - l'Etat est-il si vrai ? -, Hans Blumenberg montre que nous ne sortons pas du dilemme entre le réalisme et la fiction rationnelle, c'est-à-dire entre Le prince de Machiavel et L'utopie de Thomas More, deux ouvrages écrits à la même époque.
Blumenberg, qui fut victime des lois raciales de Nuremberg, considérait que nous vivons simultanément dans plusieurs réalités. S'il se désolait de la politique économique - "A la place des leviers dont la puissance peut se servir, on parle de "faire passer dans le discours" une conjoncture" -, Blumenberg restait modeste sur le rôle de la philosophie qui s'accorde moins à montrer comment le monde doit être que ce qu'il ne doit surtout pas être. Ces deux études permettent de prendre la mesure d'une pensée forte et originale. Elles paraissent dans l'excellente collection "Traces écrites", fondée par Dominique Séglard (1953-2010). L'éditeur qui avait envisagé de les traduire était aussi un philosophe, comme le rappellent les textes réunis sous le titre Du pouvoir où il est aussi beaucoup question de la réalité, de l'Etat et de Carl Schmitt. Cette double parution constitue un bel hommage à un homme, à sa curiosité et à sa volonté de transmettre.