Cet été, la Guadeloupe et la Martinique ont été la scène de violences urbaines et de grèves contre les mesures gouvernementales pour limiter la propagation du Covid. La crise sanitaire a-t-elle profondément modifié votre façon de travailler ?
Oui, indéniablement. On travaille dans un climat de peur, ce qui impacte psychologiquement les équipes. Et puis les nouvelles tâches comme l'aération des lieux ou la désinfection et la mise en quarantaine des documents (pendant trois jours en ce moment) nous surchargent de travail. Restreindre l'accès à nos services en demandant un pass sanitaire est aussi une modification majeure. C'est compliqué...
Quelles sont vos relations avec les usagers qui refusent de se faire vacciner, quand la loi bibliothèque votée en décembre consacre la liberté d'accès aux bibliothèques communales ?
Personnellement, je n'ai pas connaissance d'une situation de conflit avec un usager qui refuse de montrer son pass ou de respecter une règle sanitaire. Ceux qui continuent de fréquenter le site se plient aux règles. Les autres marquent leur désapprobation par le fait de ne plus venir. La difficulté majeure de la crise sanitaire est la désaffection pour les bibliothèques.
Avec internet, vous pouvez atteindre ces habitants jusque dans leur salon. Les contraintes sanitaires ont-elles fait accélérer l'innovation numérique ?
Au Robert, nous avons mis en place le click & collect après le premier confinement de mars 2020. Mais ce sont les médiathèques les plus grandes, récentes et dynamiques qui ont réussi à le faire. Beaucoup de bibliothèques n'ont pas été en mesure de s'adapter, pour des problèmes d'équipement, de taille (pas de possibilité d'entrée et de sortie distinctes par exemple), de peur.
Les Martiniquais sont-ils suffisamment connectés ?
Lors du premier confirment en mars 2020, nous avons créé notre page Facebook pour garder le contact avec nos usagers et nous avons eu la chance que la population soit déjà abonnée à la page Facebook de la commune, ce qui a permis de faire connaître la nôtre. À l'échelle de la Martinique, les jeunes sont connectés, mais pour toute une partie de la population, à partir de la cinquantaine, la situation est perfectible. Les confinements ont mis en lumière l'illectronisme. Et avant l'illectronisme se pose le problème de l'illettrisme, qui en 2014 touchait 13 % de la population.
La rapporteuse de la loi sur les bibliothèques et la lecture publique, Sylvie Robert, va se pencher dans les prochains mois sur l'Outre-mer, « où il y a, à certains endroits, un déficit de politique de lecture publique » nous disait-elle (dans une interview publiée le 17 décembre) : rejoignez-vous ce constat à l'échelle des Antilles et de la Guyane ?
Il y a en effet un manque de politique territoriale de lecture publique en Martinique. Le dernier plan de développement pour la lecture publique remonte à l'époque du département, qui a fusionné avec la région en 2015. Les bibliothèques sont confrontées à un déficit en termes de surface, d'offre documentaire et de moyens financiers et, par conséquent à un faible nombre d'inscrits. La situation tend à s'améliorer, avec la création des réseaux intercommunaux de bibliothèques du sud (Pass'Thèque, 2017) et du nord (NordMédiatek972, 2015) de la Martinique, l'accompagnement de la Direction des affaires culturelles de Martinique et l'action de l'Association des bibliothèques publiques de Martinique (ABPM). De nouvelles médiathèques ont été construites (Sainte-Luce), d'autres sont en cours de construction (Carbet, Robert) et d'autres encore en projet.
Comme la future médiathèque de la ville du Robert, chantier que vous menez depuis 2018...
La bibliothèque actuelle occupe une superficie de 150 m2. La nouvelle médiathèque s'étendra sur 1 250 m2. Elle est en construction depuis août 2020 et devrait être livrée en cours d'année. Le projet, d'un montant de 5,4 millions d'euros, est financé par la ville du Robert, la collectivité territoriale de Martinique, le ministère de la Culture et l'Union européenne. S'inscrire dans une dynamique d'appel à projets et d'appels à manifestation d'intérêt nous a permis en 2021 de financer certains de nos projets d'animation et/ou d'offre culturelle. Mais monter un dossier demande beaucoup de temps et d'ingénierie, ce qui n'est pas possible dans toutes les bibliothèques. Et pour avoir une aide de l'UE, il faut entrer dans des clous particuliers.
Dans quels autres domaines les bibliothèques martiniquaises demandent-elles des subventions ?
La formation et les acquisitions : certaines bibliothèques municipales n'ont qu'un agent, ce qui rend difficile le suivi de formations. D'autres bibliothèques, surtout dans le nord rural de l'île, n'ont pas de budget d'acquisition et ne fonctionnent qu'avec des dons. Le CNL (Centre national du livre) conditionne ses subventions à un budget minimum de la collectivité à 2 € par habitant. Cela permet de s'assurer que les aides soient adaptées aux besoins de la population, mais cela condamne les bibliothèques les moins bien dotées. C'est le serpent qui se mord la queue.
Manquez-vous de bibliothécaires ?
La spécificité de la Martinique, c'est que 100 % du personnel municipal est salarié, contrairement aux bibliothèques de l'hexagone qui ont recours à des bénévoles et des étudiants. Les étudiants viennent plutôt en stage d'immersion et très peu de bénévoles sont présents dans les bibliothèques pour l'instant.
Christine Paschal-Angélique en 6 dates
En 2019, le taux de chômage était de 15 % en Martinique et de 20 % en Guadeloupe : les bibliothèques arrivent-elles à jouer un rôle pour les demandeurs d'emploi ?
Les collections des bibliothèques intègrent des documents utiles aux demandeurs d'emploi. Là aussi les choses sont en train de bouger, avec la mise en place par exemple de plateformes d'autoformation. C'est un début, mais on peut mieux faire.
Jugez-vous la formation numérique des bibliothécaires à la hauteur ? Vous allez par exemple proposer une médiation aux jeux vidéo. C'est un autre métier...
Tout à fait, et pour l'instant, c'est une compétence que nous n'avons pas encore dans notre médiathèque. Mais grâce au plan de relance 2020-2022, nous avons pu recruter un conseiller numérique. Il est pour le moment en formation.
Et plus généralement, que pensez-vous de la formation des bibliothécaires ?
La formation des bibliothécaires a évolué positivement ces dernières années, grâce à l'action du CNFPT Martinique, qui intègre à son catalogue les besoins des personnels des bibliothèques, en se basant chaque année sur les remontées du terrain via l'ABPM. Il reste du chemin à parcourir, mais les choses sont en bonne voie : l'antenne Antilles-Guyane de l'ABF (Association des bibliothécaires de France) a réactivé la formation certifiante d'auxiliaire de bibliothèque en Martinique, après une vingtaine d'années d'arrêt, grâce à un partenariat inédit avec le CNFPT Martinique, qui a financé les frais de scolarité de quinze stagiaires et mis à disposition son ingénierie de formation. Cette session s'est conclue par un taux de réussite de 98 %. Une autre session est prévue en Martinique en 2022-2023. Cette formation devrait également reprendre en Guadeloupe et en Guyane.
Lorsque vous collaborez avec les écoles, comment ne pas tomber dans l'injonction à la « lecture plaisir », qui peut conduire à un désamour pour les livres parce qu'elle est injonctive, comme le met en garde l'association Lecture jeunesse ?
Quand on voit le défi de l'illettrisme, c'est compliqué d'attirer des personnes autrement que par la lecture plaisir. Elle est incontournable, pour l'enfant comme pour le parent qui lui lit l'histoire. Mais elle n'est pas une fin en soi et ne repose pas sur un genre particulier de lecture.
Êtes-vous également touchés par la vague manga ?
Ah oui, énormément ! Le rayon d'une librairie où vous tombez sur des adultes et des enfants qui feuillettent un livre, c'est au rayon manga. À la médiathèque, la BD est très appréciée et le manga sort du lot.
Cherchez-vous à minorer les BD japonaises pour mettre davantage en avant des auteurs locaux ?
Il y a encore peu d'auteurs de BD antillais qui sont professionnels, car c'est difficile de se faire éditer et c'est difficile d'en vivre. Donc la passion pour ce genre est plus ou moins concrétisée... À la médiathèque de Trinité, ma précédente affectation, j'ai eu la chance de mettre en place en 2009 le festival de BD de l'île, « La Caravelle fait ses bulles », où on mettait en avant la BD antillaise professionnelle et amateur. Des jeunes auteurs de BD ont émergé ces dernières années, et gagneraient à être mieux connus. Certains interviennent dans les bibliothèques pour des ateliers de manga notamment.
La loi bibliothèques affirme également le principe de pluralisme et de diversité des collections : êtes-vous confrontée à des velléités d'effacer des œuvres d'auteurs idéologiquement condamnés par des lecteurs ?
Je sais que par le passé, ça a pu arriver, mais c'était résiduel et je ne pense pas que cela existe encore.
À l'inverse, avez-vous des exemples récents de demandes de lecteurs ou d'initiatives pour que toutes les identités se sentent « mises en récit »?
À ma connaissance, non. Les choix tiennent naturellement compte de tous les publics et je n'ai pas vu de communication particulière en soutien à telle ou telle communauté.
Autre sujet « dans l'air du temps » : l'écologie. A-t-elle une place dans votre liste de priorités ?
Oui, nous mettons en place des animations autour de la question, essayons d'alimenter les collections en documents sur ce thème et en interne, nous appliquons le tri sélectif, veillons à bien éteindre la lumière en sortant d'une pièce et mieux utiliser la climatisation... Ce sont de petites actions, qui seront améliorées.
Côté librairies : leur réseau est-il suffisamment développé ?
Il y a quatorze librairies pour toute l'île - qui souffrent d'inaccessibilité en ligne et de la concurrence par les plateformes en ligne. Dans le réseau des dix-huit communes et quinze médiathèques, il n'y a aucune librairie. Certaines bibliothèques commandent directement chez les éditeurs. Au Robert, nous nous fournissons dans les librairies du centre de l'île, ce qui est contraignant, car il faut choisir sur place, ramener le devis en mairie pour établir le bon de commande, et retourner récupérer la commande... Une seule librairie permet de consulter son catalogue et de faire des devis en ligne, ce qui réduit de beaucoup les délais et les étapes. J'espère que d'autres librairies pourront mettre en place ce système prochainement et que d'autres librairies verront le jour sur le reste du territoire.
Quels sont les nouveaux besoins de vos usagers ?
Une grosse proportion demande constamment des nouveautés - dans des secteurs qui se démarquent : la BD, le policier, la littérature antillaise, la littérature sentimentale... On nous demande aussi d'embrasser tous les champs de la culture, avec des animations, des spectacles, de la musique... Les seniors (nous sommes le département le plus vieux de France) sont de plus en plus demandeurs en offre culturelle et en services numériques. Nous avons prévu un espace public numérique doté des technologies les plus récentes, avec un espace jeu vidéo pour tous les publics, tous les âges, toutes les catégories professionnelles, tous les handicaps. Une dernière chose qui a évolué : faire participer les publics aux choix documentaires, à l'offre de services et à l'offre culturelle.
Tous les publics ?
Il y en a sur lesquels on a du mal à mettre la main et à garder : les ados et les jeunes adultes. Si quelqu'un a trouvé la solution miracle, je suis preneuse...