Avant-critique Essai

Daniel Grojnowski, "La tradition fumiste. De la marge au centre" (Champ Vallon)

Alphonse Allais par Cabriol (Georges Lorin). L'Hydropathe, 28 janvier 1880. - Photo © DR/Champ Vallon

Daniel Grojnowski, "La tradition fumiste. De la marge au centre" (Champ Vallon)

Il y a un siècle, les Fumistes ont chauffé l'avant-garde en s'amusant. Daniel Grojnowski nous explique comment ils furent des précurseurs.

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Par Laurent Lemire
Créé le 17.02.2023 à 09h00

Le cercle des rigolos. Amateur, fantaisiste, potache. Familièrement, le fumiste est celui sur lequel on ne peut compter, qui ne fait rien sérieusement. Mais à l'origine du mot, il y a un mouvement artistique, né à la fin du XIXe siècle, un groupe où l'on retrouve pêle-mêle Zutiques, Hydropathes, Hirsutes, Jemenfoutistes ou Incohérents. Ils sont superbement réunis et présentés par Daniel Grojnowski sous ce même label de fumistes. Ce professeur émérite à l'université de Paris VII, à qui l'on doit déjà une solide anthologie sur le sujet (Fumisteries, Omnibus, 2014), souligne le lien qui existe entre le fumiste chauffagiste et le fumiste artiste. Dans les deux cas, il pointe le manque de confiance envers l'artisan qui n'a pas rempli son devoir d'entretenir le chauffage et envers le créateur qui se moque de nous.

L'historien nous présente donc ces « irréguliers », « bizarres » et « réfractaires » de tout poil qui « sont pour la plupart résolument républicains et anticléricaux ». Ils commencent leur carrière dans ces salons où la bohème crottée rencontre la bohème dorée, notamment chez la comtesse de Callias, alias Nina de Villard, sous le Second Empire. Elle fut la maîtresse de Charles Cros, le poète délicat et délirant du Coffret de santal, que l'on représentait au côté d'un hareng saur en référence au titre de son fameux poème du même nom. C'est dans cette bamboche littéraire que l'on croise le très oublié Maurice Rollinat, un Baudelaire réduit à ses névroses, mais aussi Verlaine, Rimbaud ou Alphonse Allais, le roi des loufoques qui assume son rôle d'« amuseur national ».

À travers ces chapitres, on voit bien comment fonctionnent ces cénacles périphériques et comment ils finissent par gagner le centre même de la création. Il y a bien une continuité entre le cabaret du Chat noir à Montmartre et le cabaret Voltaire à Zurich, de la vague matou à la révolution Dada. Mona Lisa fumant la pipe (1887) annonce celle à la moustache de Marcel Duchamp (L.H.O.O.Q., 1919) tandis que Première communion de jeunes filles chlorotiques par un temps de neige et Récolte de la tomate par des cardinaux apoplectiques au bord de la mer Rouge d'Allais préfigurent les monochromes de Malevitch et Klein, le rire en plus. Car la particularité du fumiste, à la différence du dadaïste ou du surréaliste, est de ne pas se prendre au sérieux.

Artistes désengagés par excellence, les Fumistes chauffent l'avant-garde avec le non-sens du devoir accompli. Car ce non-engagement affirmé en est un quand même. Il donne à l'art une fonction. « Le Fumiste de la fin de siècle et de la Belle Époque n'en a pas moins sa raison d'être, sinon ses lettres de noblesse. » Il se dégage une sorte d'utopie sous couvert de franche rigolade. « Au "livre sur rien" dont rêvait Flaubert, le scepticisme ambiant tend à substituer le "rien" devenu œuvre. » Et nous retrouvons les fameux ready-mades de Duchamp. La création artistique est dissimulée derrière la férocité d'un rire qui annonce l'humour moderne, comme un gigantesque écran de fumée.

Daniel Grojnowski
La tradition fumiste. De la marge au centre
Champ Vallon
Tirage: 1 500 ex.
Prix: 24 € ; 256 p.
ISBN: 9791026711438

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