Rarement un peintre et son oeuvre auront été aussi photogéniques, et autant photographiés, y compris par les plus grands. Il faut dire que Picasso adorait la photographie, et en faisait lui-même. Mais sa relation avec le photographe américain David Douglas Duncan fut si longue, intense, particulière - et prolifique - qu'elle méritait bien d'être racontée et montrée dans un bel album, qui sert de catalogue à une exposition (1).
Duncan, né en 1916, a fait la connaissance de Picasso, de trente-cinq ans son aîné, grâce à la recommandation de Robert Capa, leur ami commun. Entre l'auteur de Guernica et le reporter témoin de la guerre d'Espagne - entre autres -, combattant contre le fascisme chacun avec son art, un lien indéfectible s'était tissé, rompu seulement en 1954, à la mort du photographe dans les rizières d'Indochine.
C'est en 1956 que Duncan rencontre Picasso pour la première fois, chez lui, à La Californie, une somptueuse villa située sur les hauteurs de Cannes, où il vit "en meute", avec sa femme Jacqueline Roque et ses jeunes enfants Pablo et Paloma. Tout ce petit monde se côtoie en liberté, à moitié nu, dans ce qui ressemble à un capharnaüm, mais dont chaque recoin est un élément de l'essentiel : la création de Picasso. Quoi de plus stimulant pour un photographe qu'un immense artiste mêlant sa vie et son oeuvre, dans une espèce d'impudeur candide, mais préservée quand même. Après la guerre, Picasso était à la fois une superstar, un "milliardaire rouge", ainsi qu'une icône, une conscience morale, en raison de son engagement politique communiste et au service de la paix. D'où ses innombrables colombes...
Ce qui frappe aussi Duncan, c'est l'exceptionnelle diversité des techniques auxquelles Picasso a recours, à ce moment-là de son parcours, afin de canaliser sa créativité en perpétuelle effervescence : peinture, sculpture, gravure et lithographie, céramique, poterie... Chez Picasso, tout fait oeuvre tout le temps : même l'arête du poisson qu'il finit de dévorer sera moulée dans l'argile pour se retrouver dans une assiette-sculpture !
Dès l'abord, une relation de confiance se noue entre les deux hommes, ainsi qu'avec la famille, qui durera jusqu'en 1973, l'année de la mort du "Maestro". Picasso surnomme Duncan "Ismaël", lui ouvre son univers où il se glisse sans rien déranger, tel "un grand chat silencieux". En témoigne cette belle photo prise par Jacqueline, où l'on voit Duncan en train de photographier Picasso. Une espèce de mise en abyme, de jeu aussi entre eux.
Durant toutes ces années, "l'ami de la famille" a beaucoup photographié l'artiste, mais aussi ses oeuvres, sans lesquelles il ne pouvait pas vivre - Picasso se disait "collectionneur de lui-même" -, montrant la démesure de son génie. Et il lui a consacré plusieurs livres, dont le fameux Picasso's Picassos, paru en 1961. Aujourd'hui, c'est l'oeuvre de Duncan, témoin de cette histoire fabuleuse, qui se voit célébrée.
(1). Exposition à Roubaix, à La Piscine, musée d'art et d'industrie André-Diligent, du 18 février au 20 mai.