Quand on lui fait remarquer qu'il fut un très bon élève, il répond avec un petit sourire, « oui, c'est bizarre... » Derrière ce bizarre, on trouve une première place à Normale Sup section lettres, une autre à l'agrégation de philosophie et une thèse remarquée sur Descartes. Ah ! Descartes ! C'est la grande affaire de sa vie, de sa carrière. A 22 ans, il le lit à fond. Cette course en solitaire qui le coupe presque de toute vie sociale le mène jusqu'à son doctorat. Cette performance et la rigueur qu'elle implique lui ont laissé un bon souvenir. « J'y ai pris un très grand plaisir », glisse-t-il. Il a trouvé chez lui une pensée savante et structurée qui satisfait cet émule de Derrida, un autre inventeur de méthode auquel il se réfère souvent. « C'est un maître de lecture sans pareil. » Depuis, il a consacré à Descartes de nombreux travaux, « des essais de cartésianisme appliqué », précise-t-il, et dirige avec Jean-Marie Beyssade chez Gallimard les Œuvres complètes dans la collection « Tel ».
Digeste et élégant
Pourtant, à l'origine, Denis Kambouchner se rêvait écrivain, il fréquentait les avant-gardes et se nourrissait plus de littérature que de philosophie. Son père et sa mère étaient journalistes à Libération, le premier, celui de Sartre et July. A la maison, il dévorait livres et journaux. « A onze ans, quand ma mère a troqué sa machine à écrire Olympia 47 pour une Olympia 64, j'ai hérité de la première et je n'ai cessé depuis de taper sur un clavier. » Sous ses doigts l'imagination galope, le style s'affirme. Durant ses jeunes années, Paul Otchakovsky-Laurens le remarque. « Il m'a commandé un roman dont je n'ai écrit que soixante pages... » Denis Kambouchner a suivi une autre voie, mais il n'a pas oublié celle de la fiction. En 2011, il publie sous le pseudonyme de Daniel Kammer Ma guerre de Troie, un roman d'éducation destiné aux adolescents qui raconte les aventures d'un collégien plongé au cœur de la tourmente en compagnie d'Achille, Patrocle et Pâris. Il obtient un petit succès avec 3 000 exemplaires vendus. Il y a toujours chez lui la volonté d'être clair, digeste et élégant, même dans ses études savantes, une grande hygiène intellectuelle tirée de sa fréquentation assidue de l'auteur du Discours de la méthode.
Ce professeur à la Sorbonne considère que nous sommes aujourd'hui en « panne de transmission ». Aussi, à force de penser sa recherche on risque de ne plus rechercher sa pensée. C'est pour éviter cet écueil que Denis Kambouchner s'est lancé dans cet essai grand public intitulé Quelque chose dans la tête. « Qu'est-ce que c'est avoir quelque chose dans la tête ? Je veux montrer que la philosophie est une discipline de pensée qui s'acquiert sans rien dissimuler de la difficulté des questions. »
Pendant quarante ans, Denis Kambouchner a enseigné à l'université. Il a vu les étudiants changer, devenir plus distraits, plus sollicités par Internet. « Peut-on imaginer dans l'avenir un étudiant sans livre papier ? La réponse est oui. Pourra-t-il avec le seul support numérique entrer dans l'intimité des textes ? La réponse est non. » C'est pour cela qu'il faut ce petit bagage, ce temps incompressible de lectures mémorables, ce quelque chose dans la tête. A chacun d'y parvenir selon ses moyens. Denis Kambouchner n'a pas besoin de nommer le sien. Pour affronter les grandes questions qui tourmentent les hommes, il a toujours Descartes en mains.