La destruction du pont de Mostar pendant la guerre de Bosnie-Herzégovine en 1993 fut une tragédie pour le patrimoine culturel de l'humanité, ce petit chef-d'oeuvre ottoman érigé au XVIe siècle sous Soliman le Magnifique qui avait su résister à toutes les calamités ; fort heureusement, il a été reconstruit. Dans son dernier livre, l'écrivain bosniaque Velibor Colic (prononcez : tcholitj), raconte le destin d'un autre pont de la région : le Pont latin - ce qu'il s'y passa le 28 juin 1914, jour qui allait changer le sort de l'Europe, et partant la face des Balkans. Saravejo omnibus est une reconstruction historico-onirique de cette seule journée de l'été 1914, où se mêlent proverbes arabes et mots empruntés à Voltaire, Rilke, Groucho Marx, Imre Kertész, Michel Audiard ou Cioran : "Ce n'est qu'une fiction. J'ai voulu l'imposer comme une histoire vraie, parce que, par essence, chaque roman est vrai." L'auteur des Bosniaques, réfugié en France depuis 1992 et qui s'était fait connaître par ses caustiques tableaux de guerre, signe ici la chronique kaléidoscopique de l'assassinat à Sarajevo de l'archiduc François-Joseph, héritier de l'Empire austro-hongrois, et de son épouse Sophie. Tragique battement d'aile du papillon de l'Histoire qui engendre des cataclysmes : la Première Guerre mondiale, mais aussi la Deuxième, jusqu'au bain de sang du dernier conflit sur le continent européen, la guerre de Yougoslavie.
En fin conteur de fables, Colic nous tisse une narration aux motifs variés et chatoyants. A chaque protagoniste du drame il consacre la tapisserie de sa geste - le jeune Serbe Gavrilo Princip, qui tira sur le couple impérial ; Viktor Artamanov, l'agent du tsar, qui finança l'occulte organisation indépendantiste La Main noire0 ; son chef, le colonel Dimitrievic dit "Apis", amateur d'eau-de-vie de prune Slivovitz et théoricien de la Grande Serbie, laquelle idée ultranationaliste eut un temps enflammé l'imagination du prix Nobel de littérature Ivo Andric... Dans cette fresque s'invitent de grands oubliés des manuels scolaires, non moins hauts en couleur : les trois témoins du cortège officiel - le curé Latinovic, débauché repenti et rimailleur ; l'imam Dizdarevic, "sorcier blanc", qui se frottait de l'ail sous les aisselles afin d'éloigner le Malin ; le rabbin Abramovicz dont la sagesse n'a pas empêché la scoumoune : la cinquième balle visant l'archiduc le touche mortellement à la nuque après avoir ricoché sur le Pont latin. Ce pont, détruit et reconstruit à maintes reprises, est la métaphore de la frêle entente entre les communautés à qui seules il incombe de s'entendre : "Dieu nous donne des mains, raconte le peuple, mais il ne bâtit pas de ponts."