S'il y a une réalité absente du Flesh Empire (l'empire de la chair) décrit par Yann Legendre dans l'album du même nom, c'est bien... la chair. Cet univers baptisé Singularity n'est fait que de réseaux, de liens et de connexions, gérés par une gigantesque base de données, DataCenter, placée sous le contrôle dictatorial d'un « Sénat » qui échappe même à l'autorité aristocratique incarnée par la comtesse Aliena. Celui-ci a la possibilité de déconnecter à tout moment la mémoire de tel ou tel résident, voire d'effacer son existence. Et il ne s'en prive pas : il manque de « bodyhosts » pour abriter l'esprit de chaque résident auquel Singularity s'est engagé à garantir l'immortalité numérique, et ses initiatives visant à faire partager un même corps entre plusieurs résidents suscitent des manifestations sur le thème « un esprit = un corps ».

En outre, un virus se répand à la vitesse fulgurante autorisée par le haut niveau de connexion et de concentration numériques de Singularity. La déconnexion de masse apparaît au Sénat comme la seule réponse. Pour contrecarrer les agissements de cette dictature, un chercheur, Ray Zimov, soutenu par une Aliena inquiète de la toute-puissance du Sénat, développe une matière qui doit permettre aux résidents de renouer avec les plaisirs de la chair. De la sexualité comme un moyen de résistance au contrôle social, et un garde-fou devant les risques d'un développement sans limites de l'intelligence artificielle.

Graphiste et designer né en 1972, Yann Legendre, qui a beaucoup travaillé aux États-Unis où ses travaux ont été plusieurs fois primés, ressuscite et modernise dans ce premier album atypique la cyber BD en vogue aux Humanoïdes associés au début des années 1980. On pense aux travaux d'un Didier Eberoni (John & Betty, 1985). Mais Yann Legendre s'approprie des influences multiples, de Druillet à Charles Burns en passant par le Ridley Scott de Blade Runner. Il développe un style graphique et narratif propre où dominent les constructions kaléidoscopiques sur des pleines pages en noir et blanc dans lesquelles le lecteur se trouve rapidement happé.