Laurent Nunez et Pierric Bailly nous offrent deux faces de ce genre littéraire, l’un reprend, l’autre rime, et surtout, ils jouent avec la langue. Les Récidivistes (Champ Vallon) naît d’une question simple, comment se fait-il que j’ai oublié celle que j’ai tant aimé ?, et va couvrir une jeunesse de formation sentimentale et littéraire à travers la reprise des voix de Quignard, Duras, Proust, et Genet – ce ne sera pas un exercice de style gratuit. A travers ce premier oubli, l’auteur s’interroge sur le temps avec une forme fragmentée de contes et de brefs récits autour de la Bible, d’Ulysse, saint Sébastien, le X, le retard, le manque, l’ego, l’alter, Carl Linné, Dali, les altérologues, les jours perdus du calendrier. C’est une autobiographie en creux, aucune psychologie globale ne nous guide, on ne saura pas pourquoi Laurent passe des filles aux garçons, ce n’est pas une analyse mais une quête dans le prisme de figures marquantes, cinq visages qu’il a aimés, Fanny, Cédric, Frédéric et Etienne, puis Guillermo. Un bref passage durassien s’attarde sur un fantasme inaccessible, vu derrière une vitre, et l’échec de sa réalisation, de la perception du « secret de deux êtres ». S’ensuit sur presque trois cent pages une relecture de la Recherche , où le salon des Guermantes est un bar nommé La Raspelière , où l’on retrouvera entre autres la mort de la grand-mère, le pastiche dans le pastiche, l’éveil par les bruits du dehors, choses et identités cachées et visibles, et où, sur une plage en Espagne, apparaîtra Etienne – mais c’est l’auteur qui sera La Fugitive en quittant Frédéric, et dont la vocation sera révélée presque par hasard, dans une expression, une reprise : « en entendant le serveur se servir des mots de ma grand-mère – mais avec sa voix à lui ». C’était donc cela, parler avec eux, à travers eux, c’était parler de moi. Ne pas être soi et être soi quand même. Une présence infiltrée, en jeu dans les codes du moderne. La fin, fulgurante, déchirante, nous laissera en proie avec les affres de la littérature et du « rien » dans sa dernière phrase, lapidaire, que je ne cesse de me répéter depuis que je l’ai lue. Polichinelle (P.O.L.) pratique la répétition de l’oralité et utilise le détournement postmoderne pour recréer l’été d’un groupe d’ados, Lionel, Laura, Johannes, Diane, Jules, et Charlotte – qui glandent, picolent, font des conneries, se bagarrent avec une bande rivale et sont poursuivis par le « Naïne Ouane Ouane » – où l’imaginaire débarque à tout bout de champ. Ici on se fait des films, des rêves, en rythme. Je prenais d’abord leurs particularités physiques (tulipes, gros nez, trou dans l’épaule, jambes élastiques) pour des variations du nénuphar de Vian ; il n’en était rien ; ils vivent dans un village paumé du Jura où est passé le nuage de Tchernobyl. Si l’angoisse nucléaire et apocalyptique n’est pas nouvelle, ce qui est neuf ici, c’est la langue, elle chante, danse, elle est bourrée au hip-hop, elle travaille, tchatche, et délire, pour permettre la recomposition du collectif, pour avancer, enfin, lutter contre tous ceux qui nous refusent le jeu, le cirque, la transcendance du spectacle par les formes artistiques, notre vie demain, et d’abord dans le contemporain. Mais qu’est-ce que le contemporain ? vient nous demander Giorgio Agamben (Rivages) dans un petit texte introductif à ses cours : il existe sans exister, c’est un déphasage temporel où l’on peut voir les ténèbres de la lumière « présente » qui s’éloigne. C’est le maintenant et l’archaïque, le « toujours déjà ». C’est un oubli, un écart de langage, un détournement, une recomposition. Deux auteurs qui tirent des ficelles polymorphes. Le temps de la lecture. Des lectures.