Avoir de l'originalité, mais être capable de parler au plus grand nombre ; choisir des chefs étoilés, mais qui savent se rendre accessibles ; des sujets à la mode ; un design toujours plus sophistiqué... Comme toutes les recettes d'exception, celle du livre de cuisine à fort potentiel international paraît simple, mais elle se révèle difficile à réussir. La plupart des éditeurs consacrent une part importante de leur temps et de leurs efforts à la recherche de partenaires étrangers, pour des raisons économiques évidentes, mais également pour des questions d'image et de valorisation de leurs auteurs.
Réciproquement, les éditeurs français sont aussi nombreux à se tenir à l'affût de ce qui se passe chez leurs homologues étrangers, aussi bien pour capter l'air du temps que pour faire entrer dans leur catalogue la petite perle dénichée avant les autres. Les contacts s'entretiennent tout au long de l'année, mais se nouent de manière privilégiée lors des grands rassemblements internationaux comme la Foire du livre de Francfort ou celle de Londres. Seule manifestation internationale exclusivement consacrée au secteur, le Festival international du livre culinaire, qui tient sa 3e édition du 7 au 11 mars au Centquatre, à Paris (19e), sera l'occasion de prendre le pouls de ce secteur convoité et concurrentiel.
L'EUROPE D'ABORD
Les éditeurs français travaillent majoritairement avec leurs voisins européens : l'Italie, l'Allemagne, les Pays-Bas et l'Espagne. Les Anglo-Saxons, très performants sur le secteur par l'abondance et la qualité de leur offre, ne sont pas de grands acheteurs. Et si plusieurs pays émergents, notamment en Amérique du Sud et en Asie, font leur apparition sur la scène internationale du livre de cuisine avec des éditeurs désireux de se constituer des catalogues, la conquête de ces nouveaux marchés n'est pas si simple. Pour Elisabeth Darets, directrice générale de Marabout, les pays émergents constituent une poche de croissance mais restent encore des acteurs mineurs : "Ce sont des pays lointains, difficiles d'accès. Nous préférons consolider nos partenariats établis. »
"Négocier avec la Chine se révèle difficile et je n'ai aucune visibilité sur ce marché, confirme Jana Navratil-Manent chez Flammarion. La visibilité est meilleure en Amérique latine, mais il y a un problème de pouvoir d'achat. Le Brésil est le seul pays où les éditeurs acceptent des prix comparables à ceux de la France. Quant aux pays scandinaves, ils sont impénétrables car les éditeurs y travaillent les produits locaux avec leurs propres chefs et selon une forte approche écologique. » Mango assure pourtant vouloir se diversifier en allant vers ces marchés émergents, en particulier l'Amérique latine et l'Europe de l'Est. Solar s'enorgueillit d'avoir ouvert le marché des coffrets au Japon où il a vendu 200 000 exemplaires du Moule à cake en 2010.
Quand on les interroge sur ce qui rend un livre de cuisine plus attractif pour les marchés étrangers, la plupart des éditeurs répondent : originalité et personnalité. Un thème comme A table avec la Mafia, traité chez Agnès Viénot, se vend bien à l'étranger, même si l'éditrice reconnaît que cela lui a pris du temps. First-Gründ est satisfait d'avoir vendu l'an dernier en Italie son coffret de cuisine consacré aux sept péchés capitaux. "L'originalité de la forme et du fond intéresse les éditeurs étrangers, souligne Sarah Rigaud, la responsable des cessions de droits de la maison. Nous réfléchissons désormais à des projets qui se démarqueront vraiment. » Dans cet esprit, La cuisine des monastères, chez Marabout, a été très apprécié par les marchés étrangers.
NON AUX CUISSES DE GRENOUILLES
Quant aux sujets à la mode, ils se révèlent, à l'international comme dans l'Hexagone, souvent éphémères. Ce qui connaît un franc succès dans un pays ne recueille pas forcément l'adhésion ailleurs. Le public français s'est-il vraiment laissé séduire par les whoopies, ces pâtisseries typiquement américaines qui ont subitement donné lieu à de nombreuses publications françaises en 2011 ? Et à l'inverse, comment vendre à l'étranger, par exemple, les concepts de verrines ou de cocottes, vedettes en France, quand il n'existe même pas de mots pour les traduire en anglais ?
Si tous les éditeurs espèrent vendre les droits de leurs titres, la majorité d'entre eux assure ne pas penser un livre, dans son contenu comme dans son équilibre financier, en fonction de son potentiel international. "Il faut une ligne éditoriale forte et un discours cohérent, estime Marion Girona, responsable des droits étrangers chez Fleurus. Nous travaillons beaucoup la qualité et l'esthétique, y compris pour les collections à petit prix. »
Exception qui confirme la règle, Emmanuel Jirou-Najou, directeur associé des éditions Alain Ducasse, assume, lui, de penser ses projets dans leur dimension internationale : "Je n'élabore jamais un livre seul mais une ligne éditoriale à décliner en collection et internationalisable et, désormais, pouvant donner lieu à un développement numérique. » Les clés du livre internationalisable ? "De belles maquettes, de belles photos, rendre les choses glamour et bien connaître les tendances des marchés étrangers, répond Emmanuel Jirou-Najou. Prudence avec les recettes d'escargots ou de cuisses de grenouilles, par exemple. » Hachette Pratique affiche une position comparable : "Il faut penser en amont l'ouvrage pour l'international, car le chiffre d'affaires que cela représente n'est pas négligeable, et cela permet d'éviter les détails qui pourraient freiner la vente, comme placer des recettes de steak tartare ou de lapin dans un livre qu'on voudrait vendre aux Britanniques », estime Pierre-Jean Furet, directeur éditorial. Illustration concrète de cette problématique : un éditeur italien a refusé d'acheter L'encyclopédie de la gastronomie française de Flammarion au motif qu'il n'y avait pas de chapitre consacré aux pâtes !
CUISINE ACCESSIBLE
Symboles de la haute gastronomie française, nos chefs étoilés ne sont paradoxalement pas aussi faciles à exporter qu'on pourrait le penser. En cause, l'image attachée à la gastronomie française : "Il faut briser le côté élitiste que véhicule la gastronomie française, estime Emmanuel Jirou-Najou. Nos chefs ont trop tardé à proposer une cuisine accessible, contrairement aux Anglo-Saxons qui font cela très bien depuis longtemps. » L'autre paramètre d'importance est l'émergence de personnalités nationales : Ferran Adrià en Espagne ou Jamie Oliver en Grande-Bretagne présentent l'avantage d'être bien connus du public local, contrairement aux chefs français.
Aussi, si nos chefs les plus connus, comme Paul Bocuse ou Michel Troisgros, se vendent toujours assez bien à l'international, c'est plus difficile pour des chefs, certes talentueux, mais dont la réputation n'a pas encore franchi les frontières. Les éditions Agnès Viénot ont vendu facilement Macaron de Pierre Hermé au Japon où il est très connu, mais elles ont dû attendre que le chef ouvre deux boutiques à Londres pour trouver preneur chez un éditeur anglais. Cela donne parfois lieu à des situations paradoxales : Solar achète aux Britanniques les droits des livres de Michel Roux, un chef français installé à Londres, mais sans mettre spécialement en avant l'auteur, très peu connu en France.
A côté des achats ponctuels, nombre d'éditeurs étrangers, notamment dans les pays où les catalogues sont en cours d'élaboration, mais pas seulement, apprécient d'acheter des séries, qui offrent de la cohérence au catalogue et de la visibilité en librairie. Mais là encore, la collection doit offrir une spécificité. Ainsi, la plupart des éditeurs étrangers ont gardé le format à l'italienne, caractéristique de la collection "Craquez pour..." chez Mango. Marabout déclare bien vendre ses collections "Mon cours de cuisine" et "Les petits plats", et Solar obtient de bons résultats avec "Variation gourmande" et "Plaisir gourmand".
Cependant, les collections, en particulier celles à petit prix, laissent de la place à leur exact contraire : l'ouvrage de référence. C'est le parti pris revendiqué par Flammarion, qui a vendu en sept langues L'encyclopédie de la gastronomie française, titre paru en 2009, de même que L'encyclopédie du chocolat. "A l'inverse du petit prix, qui ne correspond pas à notre image, fait valoir Jana Navratil-Manent, responsable des coéditions et des cessions de droits des livres illustrés chez Flammarion, nous avons choisi de monter en gamme et en qualité. »
La cuisine en chiffres
FORTE CROISSANCE AU BRÉSIL
Avec trois ou quatre gros éditeurs et une douzaine d'autres plus petits, le secteur du livre culinaire se développe très rapidement au Brésil. "Les éditeurs achètent des droits principalement en France, en Allemagne, en Grande-Bretagne et en Australie, indique Dolorez Manzano, responsable du Syndicat national de l'édition. Ils vendent au Mexique, aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et en Belgique." Pour elle, "le public des livres de cuisine est de plus en plus important, surtout parmi la classe moyenne. Nous connaissons ici le même engouement pour les émissions culinaires à la télévision qu'en Europe. Ofelia, notre chef télévisuelle la plus connue, a déjà vendu 3 millions de livres."
QU'ACHÈTENT LES ÉDITEURS FRANÇAIS ?
Lorsqu'il s'agit d'acheter des droits, les éditeurs français appliquent les mêmes critères que leurs homologues étrangers, privilégiant les ouvrages originaux, séduisants, qui permettent de diversifier l'offre pour le public français. "Ce qui nous intéresse, ce n'est pas le produit mainstream que tout le monde peut faire, mais celui qui a vraiment de la personnalité, souligne Pierre-Jean Furet chez Hachette Pratique. Quand nous avons acheté les droits pour Jamie Oliver il y a huit ans, c'était osé car ses livres étaient très british. Et l'année dernière, nous avons vendu 70 000 exemplaires de son 30 minutes chrono." Comme pour les cessions de droits, il y a aussi des freins aux achats. "La qualité n'est pas toujours au rendez-vous et certains éditeurs exigent des volumes minimum de 8 000 ou 10 000 exemplaires qui ne correspondent plus du tout aux réalités du marché actuel », estime par exemple Jean-Louis Hocq, le directeur de Solar, qui déclare acheter moins qu'auparavant.
Les Français sont experts en desserts et en "style 3 étoiles"
Chargée des droits internationaux chez Bibliotheca Culinaria, Liz Marcucci note une forte augmentation du nombre de traductions pour le marché italien.
«Depuis trois ou quatre ans, le nombre de livres de cuisine étrangers traduits pour le marché italien a considérablement augmenté", constate Liz Marcucci. La responsables des droits internationaux de Bibliotheca Culinaria, une maison spécialisée créée en 1990 à Lodi, en Lombardie, l'explique "en bonne partie par des raisons économiques. Pour nombre d'éditeurs, en particulier ceux qui ne sont pas des spécialistes de la cuisine, acheter des droits est meilleur marché et plus facile que de développer ses propres contenus, précise-t-elle. D'un côté, cela a permis de faire tomber les barrières, et certains sujets que beaucoup d'éditeurs n'auraient pas eu le courage de traiter ont pu se frayer un chemin dans les librairies. De l'autre, cela a contribué à une saturation : il y a tant de livres dans les rayons que le consommateur est plus souvent perturbé que stimulé au moment de faire son choix."
Livres Hebdo - Quelles sont les tendances sur le marché italien ?
Liz Marcucci - Elles changent tout le temps. Il y a eu récemment un regain d'intérêt pour le pain fait maison, alimenté en grande partie par le phénomène des blogs : beaucoup de jeunes femmes prennent des photos de leurs préparations et les postent sur Internet. Les chefs célèbres n'ont plus la même image qu'auparavant parce que le créneau est devenu très occupé. Le phénomène de la "cuisine télévisuelle" a changé la donne. Les chefs connus ne sont plus ces professionnels talentueux, forts de leur expérience dans un restaurant, mais des personnalités de la télévision qui font quelque chose de très différent. Cela brouille les frontières et, en définitive, c'est problématique pour le marché du livre : on peut remplir du temps d'antenne en faisant de l'esbroufe, mais dans un livre cela ne fonctionne pas.
Comment sélectionnez-vous les livres que vous publiez ?
Je lis continuellement et je vais toujours dans les librairies quand je voyage. J'ai des éclaireurs en qui j'ai confiance. Je parle à énormément de personnes dans l'industrie de l'équipement pour savoir ce qui se prépare, ainsi j'aurai un livre prêt quand la technologie sera opérationnelle.
A quel type de livres de cuisine français vous intéressez-vous ?
Nous nous intéressons à ce que les Français savent si bien faire : la pâtisserie, les desserts et tout ce qui tourne autour du "style 3 étoiles". En tant qu'éditeur connu pour une série de livres professionnels, Bibliotheca Culinaria a toujours été très attentif aux livres français destinés aux professionnels, mais également à ceux qui proposent un traitement très méthodique de certains sujets. Nous avons récemment acheté les droits de L'encyclopédie du chocolat, publié par Flammarion en 2010, qui nous a beaucoup intéressés parce que l'ouvrage marie une approche très professionnelle à un design excellent.
Le secteur est-il plus compétitif qu'avant ?
Je ne le pense pas. La crise a conduit tout le monde à repenser ses modèles économiques et à réexaminer son périmètre d'action. C'est plutôt sain.