Les grands développements ne sont plus à l’ordre du jour dans l’édition des livres techniques. Des ventes en berne, des auteurs plus difficiles à recruter et des difficultés à renouveler les sujets ont freiné, depuis plusieurs années, les ardeurs des éditeurs. Confrontés à cet "effet ciseaux" pointé par Pauline Barraud, responsable des ventes chez EDP Sciences, et échaudés par des tentatives de diversification vers le grand public plus ou moins fructueuses, ils font désormais preuve de tempérance et se satisfont, à l’image de Jean Arbeille, d’un marché atone en 2016. "Le chiffre d’affaires est parvenu à se maintenir alors que depuis plusieurs années, il dégringolait. Ce n’est pas si mal", note le directeur de Quae. Les éditeurs voient même, dans cette stabilité des ventes, la preuve que le besoin d’informations et de formation sur papier ne se dément pas et que "le livre technique et professionnel reste une valeur sûre, surtout quand il répond à un besoin, ce qui est souvent le cas quand des auteurs décident de se lancer sur un sujet", analyse France Citrini, directrice éditoriale d’EDP Sciences.
Logiquement, les programmes concoctés par les maisons traduisent ce très prudent optimisme. En 2017, les éditeurs rangent l’innovation au placard et préfèrent consolider leurs acquis, optant pour des stratégies qui ont déjà porté leurs fruits l’année dernière, telles l’actualisation de leurs ouvrages fondamentaux et la publication, parcimonieuse, de nouvelles bibles sur des sujets relativement classiques et déjà explorés. Engagée depuis l’arrivée de Marie-Laure Dechâtre à la direction du pôle édition, en 2011, cette politique sourit aux éditions France agricole. "Plus que les beaux livres ou les ouvrages destinés à un public plus large, ce sont nos livres techniques et professionnels et notre fonds qui nous ont portés l’année dernière", témoigne l’éditrice, qui a même vu ses ventes en librairie progresser de 5 %. Le même "travail des fondamentaux, qui permet d’entretenir le catalogue", note Jean-Baptiste Gugès, directeur éditorial sciences et technique, est entrepris chez Dunod afin de "maintenir les positions" de la filiale d’Hachette, notamment sur le marché français. Seule incartade de la maison, l’exploration de l’architecture navale, une thématique qui fera son apparition dans les programmes à la fin de l’année. "La discipline est enseignée dans les écoles d’architecture, une certaine demande existe et la concurrence y est encore faible", plaide l’éditeur.
Réédition du fonds
Chez Quae, ce n’est pas non plus "la grande révolution", reconnaît Jean Arbeille. Parallèlement à ses collections grand public, telle "La science au quotidien" qui, malgré des résultats inégaux, a contribué à tirer le chiffre en 2016 et qui s’enrichira cette année d’une dizaine de titres, le directeur de la maison versaillaise poursuit sa stratégie de réédition de son fonds, engagée l’année dernière avec le Petit lexique de pédologie. "Nous maintenons cet axe même si les ventes de ce premier titre ont été décevantes. C’est une manière de faire revivre le fonds à moindre coût", souligne Jean Arbeille. En juin, reparaît donc La photosynthèse, initialement publié en 2011, déjà écoulé à 1 200 exemplaires et dont l’éditeur attend beaucoup. En 2018, les tables d’alimentation des bovins, ovins et caprins subiront à leur tour une toilette.
A cette politique de réédition, Jean Arbeille ajoute, au premier semestre, la création de deux nouveaux ouvrages de référence, dont, en mai, une Entomologie médicale et vétérinaire. Panorama inédit des connaissances sur les insectes porteurs de pathologies, "bible de chez bible", qui devrait avoir un "impact sanitaire et économique capital", souligne l’éditeur, l’ouvrage a été réalisé en partenariat avec l’antenne de l’Institut de recherche pour le développement (IRD) de Montpellier. Un procédé dont Quae, comme beaucoup de maisons d’édition de livres techniques, est coutumière, mais qui connaît une accélération.
Pour s’ouvrir de nouveaux débouchés et rentabiliser davantage leur production, les éditeurs cherchent à développer de plus en plus ce modèle économique qui, pour Sasan Mottaghian apparaît comme une planche de salut. En "mode crise" en raison notamment de la fermeture du marché américain, le directeur des éditions Technip, qui ne produira pas de nouveauté cette année sur le secteur pétrolier, considère désormais le partenariat comme "l’une des seules solutions pour rentabiliser un ouvrage". Moins radical, Emmanuel Leclerc, directeur éditorial du groupe Lavoisier, y voit plutôt un moyen de diversifier sa production en explorant de nouveaux sujets et d’élargir son public. De l’alliance avec le pôle de compétence Cosmetic Valley France est née une nouvelle collection, lancée fin 2015 chez Tec & Doc, filiale de Lavoisier, et dont le rythme de parution devrait s’intensifier : quatre titres sont programmés dans les douze prochains mois, portant entre autres sur la sécurité des produits cosmétiques et leur packaging. "Outre des sujets et des auteurs, ce genre de partenariat légitime et cautionne nos contenus, observe Emmanuel Leclerc. Il offre également à la marque une visibilité supplémentaire dont nos ouvrages traditionnels peuvent bénéficier."
La collaboration d’Eyrolles et du Centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB) autour d’une série de livres de formation sur la sécurité incendie répond aux mêmes objectifs, auxquels s’ajoute un intérêt économique. "Un tel mariage permet de partager les risques financiers mais aussi les compétences, précise Marc Jarbet, directeur éditorial d’Eyrolles pour le BTP. Les organismes comme le CSTB ou l’Afnor, avec qui nous coéditions également, possèdent le contenu et nous avons le savoir-faire éditorial et commercial." Un atout indéniable pour Philippe Gil-Garcia, chef du pôle marketing et production éditoriale au CSTB. "Nous sommes une entreprise purement scientifique alors que l’image d’Eyrolles et son réseau de diffusion sont plus larges et plus porteurs économiquement. C’est typiquement ce genre de bénéfices que nous recherchions pour ces ouvrages", complète Philippe Gil-Garcia. Démarrée en novembre 2016 avec SSIAP 1, Manuel de formation : agent de sécurité incendie, la série se poursuit cette année avec les deux autres niveaux, SSIAP 2 et SSIAP 3.
Partenariats
Toujours dans la construction, Claire de Gramont, directrice du Moniteur, et Thierry Kremer, son directeur éditorial technique, s’appuient aussi sur les partenariats pour dégager du chiffre d’affaires en 2017 et, notamment, pour compenser l’absence persistante de leur maison sur le BIM, le sujet phare du secteur du BTP sur lequel Eyrolles continue de faire presque cavalier seul en y consacrant plus d’un tiers de sa production. A côté de gros porteurs comme la 3e édition du Traité du béton armé de Jean Perchat (juin) ou la 8e édition de La technique du bâtiment, tous corps d’état (automne), Le Moniteur étoffe son catalogue grâce à une association avec le Programme d’action pour la qualité de la construction et la transition énergétique (Pacte), avec lequel 140 ouvrages explicitant les recommandations professionnelles liées au Grenelle de l’environnement, appelées à devenir des normes de construction, sont publiés.
niches explorées grâce à des partenariats : L’architecture passive dans le tertiaire (septembre), réalisé avec l’association La Maison passive, et l’immobilier d’entreprise. Accompagnée par l’Association des directeurs de l’immobilier (ADI), avec laquelle elle travaille depuis 2015, Claire de Gramont commercialisera en fin d’année deux ouvrages portant sur les lieux de travail et la gestion de l’immobilier public. "L’immobilier d’entreprise constitue certes une niche, mais c’est un pôle que nous essayons de développer : la thématique a une actualité et elle nous ouvre une nouvelle cible", précise Claire de Gramont. Chez ADI, l’intérêt est double. "Editer nos travaux et nos recherches avec Le Moniteur leur donne de la légitimité, auprès notamment d’acteurs institutionnels. C’est aussi une source de visibilité et de notoriété que nous ne parviendrions pas à atteindre seuls", pointe Laure-Reine Gapp, déléguée générale de l’ADI. Autre bénéfice, côté éditeur cette fois-ci : la possibilité de renforcer le vivier d’auteurs, une denrée qui se raréfie et qui peine surtout à "rendre les manuscrits dans les temps", estime Claire de Gramont. Pour contrer ces décalages, qui ont grevé la réalisation de son budget en 2016, elle a cherché en 2017 à s’assurer "beaucoup de plans B, qui ne paraîtront sans doute pas tous. Mais cela nous évitera de nous faire piéger".
A l’affût de partenariats actifs, les éditeurs ne s’exonèrent toutefois pas de leur travail de création. En butte, pour la deuxième année consécutive, à une chute de son chiffre d’affaires à l’export, Dunod s’est ainsi engagé en 2017 dans un travail de prospection de longue haleine, afin notamment de "prendre le recul que l’on ne s’accorde pas toujours et de remettre à plat le catalogue pour franchir de nouveaux caps", signale Jean-Baptiste Gugès. L’éditeur promet donc dès 2018 "des sujets et des manières de publier différents". Une ligne que suit également France Citrini, chez EDP sciences, et qui devrait donner naissance à de nouvelles collections l’année prochaine.
Sciences et techniques en chiffres
Stabilité dans l’informatique
Toujours en contraction, le marché peine à se renouveler. En manque de sujets porteurs, les éditeurs misent sur la consolidation des thématiques classiques et le développement Web.
Pour la deuxième année consécutive, les éditeurs de livres d’informatique affichent un certain optimisme. Si le marché global accuse toujours une contraction en 2016, celle-ci semble se stabiliser, permettant à quelques uns d’entres eux, tel ENI, de réaliser "une année exceptionnelle", affirme Antoine Gilles, responsable marketing et digital de la maison nantaise. Même son de cloche chez Eyrolles, qui a vu se dégager, "pour la première fois depuis longtemps, une inversion de tendance", se félicite Eric Sulpice, directeur éditorial. Portée notamment par la programmation pour enfants, sujet sur lequel la maison a particulièrement misé, Eyrolles a renoué avec la croissance en 2016.
Cette embellie, bienvenue sur un marché mature, ne parvient toutefois pas à effacer les zones d’ombre qui planent sur l’édition d’ouvrages informatiques. Le rétrécissement constant des rayons dans les circuits de distribution physique, la concentration des ventes chez les gros opérateurs, notamment en ligne "qui possèdent le savoir des datas et l’utilisent", souligne Antoine Gilles, ou l’appauvrissement de l’offre, due notamment à une réduction drastique des éditeurs ces dix dernières années, sont autant de facteurs qui pèsent sur les programmes éditoriaux, marqués par un certain attentisme. "Certes, on attend, mais on ne sait même pas ce que l’on attend : il est difficile de pronostiquer quel sujet sera porteur dans les années à venir", pointe Jean-Luc Blanc, responsable éditorial chez Dunod.
Retour au jeu vidéo
L’essoufflement des thématiques phares qui avaient animé le marché ces deux dernières années, Windows 10 et la programmation pour enfants, renforce cette incertitude. "Nous n’avons pas à espérer de l’aide du côté de Windows 10 ou de la suite Office, analyse Jean-Pierre Cano, directeur éditorial informatique et vie numérique chez First. Désormais bien installé chez les particuliers, le système peine à se déployer en entreprise et, même majeure, sa mise à jour, prévue en septembre, ne donnera pas un coup de boost aux ventes puisqu’elle n’engendre pas de changement de nom." Pour engranger du chiffre, l’éditeur parie plutôt sur un retour au jeu vidéo, avec la publication de plusieurs guides officiels et, en mai, un livre anniversaire sur l’univers de Zelda, ainsi que sur la reprise d’une collection phare de Pearson dédiée aux logiciels d’Adobe, "Classroom in a book". "Il n’existait plus de livres léchés sur ces sujets, or le public, amateur comme professionnel, est toujours là", explique Jean-Pierre Cano.
Malgré le tassement des ventes et la concurrence accrue, le directeur éditorial de First réfléchit également à une nouvelle offre de programmation pour enfants. Il s’agit de compléter la gamme, structurée autour de deux collections, l’une pour les 7-10 ans et la seconde pour les 10-14 ans, en apportant des ouvrages "encore plus enfantins, qui devraient permettre de se passer de l’adulte grâce notamment à l’introduction d’une histoire", détaille Jean-Pierre Cano. Constatant aussi un "effet plateau" sur les ventes, Eric Sulpice a imaginé un produit davantage ludique et multicible, s’adressant à la fois aux enfants et aux enseignants, souvent en manque de formation et de matériel pédagogique. Programmé en juin, le coffret J’apprends à coder avec Scratch, destiné aux 8-12 ans, se compose d’un livret et d’un jeu des sept familles comportant des défis de programmation, "renouvelle l’offre et peut être aussi utilisé lors d’ateliers en classe", promet l’éditeur.
Hormis cette innovation, Eric Sulpice, comme ses confrères, revendique pour sa soixantaine de titres programmés en 2017 une "stabilité", tant sur la forme que dans les sujets explorés, confinés à l’informatique personnelle, au Web design, à la sécurité, aux réseaux, aux datas et aux "makers" électroniques. Il s’autorise tout de même l’exploration d’une niche émergente, les chatbots, ces applications liées à des systèmes de messagerie et qui permettent de dialoguer de manière "intelligente" avec un robot. "Les jeunes Européens en font un usage proche de ce qui se pratique en Chine, constate Eric Sulpice. Développer ce genre de service risque donc de devenir une obligation pour les entreprises françaises."
Codage
Plus globalement, le développement Web constitue l’un des secteurs où la demande reste la plus dynamique selon les éditeurs. ENI, qui a toujours produit des livres sur le sujet, en a fait un "axe de développement prioritaire" avec pour objectif de "couvrir un maximum de sujets, indique Antoine Gilles. Cela correspond à une réelle tendance, les entreprises demandent de plus en plus de développeurs." A côté des ouvrages portant par exemple sur Wordpress ou différents langages de programmation ou de développement d’application, tels Swift, HTML ou CSS, la maison nantaise a concocté du 12 au 19 mai un jeu d’envergure nationale, "Code code codeurs", afin "d’identifier ENI comme éditeur de référence auprès des développeurs", espère Antoine Gilles. Chez Dunod, les deux titres consacrés au machine learning, signés Aurélien Géron et publiés en juin prochain, seront également "orientés développeurs et proposeront des mises en œuvre afin de servir d’outils de travail pour les professionnels", assure Jean-Luc Blanc. Un public que pourrait bientôt courtiser activement First. Grâce au partenariat conclu entre son distributeur, Interforum, et la société américaine d’impression numérique Epac (1), Jean-Pierre Cano voit ses perspectives s’élargir. Davantage tourné vers la cible grand public, il espère pouvoir en effet très prochainement produire et rentabiliser "des livres techniques dont lestirages sont plus faibles, 700 exemplaires par exemple, mais à des prix de vente plus fort". Et concurrencer directement les trois acteurs principaux : Eyrolles, Dunod et ENI.
(1) LH 1095 du 2.9.2016, p. 38 et 39.