Si la vague du new adult est légèrement en reflux, elle a encore de beaux restes et a changé la physionomie de l'édition de littérature générale. Fin octobre paraîtra la version poche de Darker : cinquante nuances plus sombres par Christian, et le cinquième tome de la série Cinquante nuances de Grey, par qui tout a commencé en librairie, devrait encore s'inscrire directement dans le classement des meilleures ventes. Face à ce succès, l'édition de littérature grand public s'est encanaillée et plusieurs collections sont nées. Lattès, détenteur des droits des romans de E.L. James, a créé en 2015 sa collection érotique « &moi », suivie des collections 100 % numériques « MA next romance » d'Albin Michel et « HQN » d'Harlequin. Hors des collections dédiées, le sexe imprègne les catalogues littéraires. Habitué du genre, P.O.L réédite en poche l'an prochain Dans ma chambre de Guillaume Dustan. Anne Carrière a publié en juin Objet trouvé, qui aborde un fantasme récurrent et vendeur : l'univers sadomasochiste qui a fait le succès de Grey, et bien avant lui d'Histoire d'O et d'Emmanuelle. Un thème que l'on retrouve également dans Lykaia de l'auteur de romans noirs Doa, paru 4 octobre chez Gallimard. Calmann-Lévy avait aussi publié dans le genre en 2016 Mon cher stagiaire, récit de l'initiation sexuelle d'un jeune étudiant américain avec sa supérieure.
Disparition du transgressif
Face à cette déferlante de sexe dans la fiction, les éditeurs spécialisés qui auraient pu se réjouir de cette nouvelle ouverture d'esprit et de ce nouveau public potentiel déplorent la disparition des ouvrages transgressifs au profit d'une offre formatée. « L'érotisme traditionnel, celui que j'aime, celui que je défendais avec des textes comme Dolorosa Soror, Frappe-moi !, Le manoir... cet érotisme-là a quasiment disparu, balayé par la vague de la new romance qui a tout emporté sur son passage », regrette Franck Spengler, fondateur et directeur des éditions Blanche. « Aujourd'hui, les jeunes filles ne lisent pas un livre de cul, mais un livre d'amour, dans lequel il y a du sexe. Il est rare de voir des scènes saphiques, des scènes entre 3 partenaires... On est dans des livres formatés, dans ce que j'appelle de l'érotisme McDo. »
Cependant, le succès du new adult américain pousse -depuis quelques années Blanche à acquérir la plupart de ses romans aux Etats-Unis. La démocratisation progressive de l'érotisme n'a donc pas créé d'appel d'air chez les éditeurs spécialisés. « Un texte érotique, c'est 1 000 exemplaires, -détaille Franck Spengler, qui en publie une quinzaine par an aux éditions Blanche. Economiquement, ce n'est pas intéressant. » D'autant que les poches, qui venaient stimuler les ventes par le passé, se contentent désormais d'atteindre les chiffres du grand format. En librairie, de larges espaces ont été aménagés pour accueillir l'offre de romance, et l'érotisme pur et dur y est noyé. « Dans tous les points de vente, la new romance est classée au rayon érotisme. Résultat : mes livres sont invisibles ! » regrette Anne Hautecœur, directrice éditoriale de La -Musardine.
Nouveaux auteurs
Parmi les spécialisés, ceux qui font de la bande dessinée tirent leur épingle du jeu. En dépit de la frilosité des libraires généralistes, et portées par le numérique, les ventes d'albums érotiques restent régulières, estime le directeur de Tabou, Thierry Play, atteignant entre 3 000 et 5 000 exemplaires pour les BD grand format. L'éditeur met en avant ses collections spécialisées, telles que « BDSM », l'anti-Cinquante nuances de Grey. « Loin de proposer quelque chose d'aussi fleur bleue, on s'adresse à des gens qui connaissent vraiment le milieu. » Afin de séduire de nouveaux lecteurs, Tabou a lancé en mai un nouveau concept : deux albums BD autour du personnage mytho-logique Achille, signé Cosimo Ferri. La première -version -publiée sous la marque Tabou n'omet rien de l'aspect sexuel du récit mythologique, tandis que sa déclinaison éditée sous une autre marque de la maison, Graph Zeppelin, est censurée de ses pages érotiques. « Il ne s'agit pas d'une concession, mais d'un choix, car il y a un public réticent vis-à-vis de ce genre, et nous voulions que les planches puissent paraître dans un univers non érotique », détaille Thierry Play. Un second volume, Sous les murs de Troie, est prévu en octobre.
La Musardine renforce son label BD « Dynamite », à la -réputation plutôt hard et à destination des hommes, longtemps constitué de rééditions et de traductions de BD étrangères. L'éditeur affirme en 2019 sa volonté de publier davantage d'auteurs français. Elle publiera ainsi en avril 2019 Symposium, au contenu plutôt soft et réalisée par « Cheri », un jeune dessinateur français.
La relance de l'activité passe par la mise en avant de la création. En romans, La Musardine mise sur la recherche de nouveaux auteurs qui acceptent de signer de leur vrai nom. A l'heure où l'écrasante majorité des auteurs continue d'utiliser des pseudonymes, ceux qui se prêtent à la promotion et répondent aux médias tirent leur épingle du jeu. La maison a acquis les droits en poche de Petit éloge de la jouissance -féminine d'Adeline Fleury, où celle-ci raconte sa découverte tardive de l'orgasme. « Adeline Fleury a déjà publié d'autres ouvrages et elle est surmotivée pour défendre son livre, ça fait une différence monumentale. C'est notre meilleure vente en poche », s'enthousiasme Anne Hautecœur.
Se démarquer de la romance
Face à la nouvelle concurrence, Blanche opte pour un renforcement de ses fondamentaux et continue à publier de l'érotisme transgressif. « Le sexe est notre dernier espace de liberté, le moment où on peut être vrai avec soi. Il y a de vrais enjeux dans la sexualité, le dépassement de soi, la confrontation à ses peurs... c'est ça qui m'intéresse », plaide Franck Spengler, qui publiera en février 2019 La cage dorée de Blanche Monah, récit potentiellement polémique autour du tabou de l'inceste.
Pour se démarquer de la romance pimentée, il faut frapper de plus en plus fort. Déjà éditeur de nombreuses BD érotiques inédites ou de rééditions signées Milo Manara, Ralf Köning ou Alex Varenne, Glénat vient de franchir un pas supplémentaire en lançant fin septembre une collection qui affiche clairement la couleur : « Porn'pop », dirigée par Céline Tran, ancienne actrice porno connue sous le nom de Katsuni. Le premier volume, Petit Paul, de Bastien Vivès, qui raconte les mésaventures d'un petit garçon au si sexe énorme qu'il excite les femmes de son entourage, est -accusé de pédopornographie par des associations de victimes de -l'inceste.
Face à la controverse, les librairies Gibert et Cultura ont choisi de le retirer de leurs rayons. Céline Tran comprend les réactions, mais pas les demandes d'interdiction. « La sexualité, c'est l'intimité, en connexion avec certaines -angoisses et certains tabous. Mais on est aussi là pour bousculer les conventions. Il suffit de feuilleter le livre pour comprendre le ton de Bastien Vivès, qui nous offre un moment de rire du début à la fin. »
La collection sera nourrie à raison de six volumes par an et compte proposer à des auteurs n'ayant jamais touché à la pornographie de s'y essayer, dans une optique inclusive de représentativité de toutes les sexualités. « On ne va pas -s'enfermer dans le modèle du couple hétéro, c'est extrêmement réducteur ! » affirme Céline Tran, qui publiera en 2019 Les petites faveurs, centré sur le plaisir entre femmes.
Points de vue féminins
Dans la même veine, à travers leur collection poche « BD cul », Les Requins marteaux cherchent à s'ouvrir à des créations illustrant autre chose que la sexualité mâle hétérosexuelle. « On a du mal à trouver des auteurs sur ce terrain », admet Frédéric Felder, l'un des responsables. En attendant, « BD cul » mise en 2019 sur Jir? Ishikawa, auteur underground japonais dont la spécialité est de dessiner des personnages avec des têtes en forme de pénis. L'arrivée de Céline Tran à la tête de la collection « Porn'pop » témoigne du renforcement de la place de la femme dans l'érotisme, et la vague #MeToo semble résonner dans les contenus. En témoigne la réédition, chez Dupuis, de la BD Gisèle & Béatrice, dans lequel une femme victime de harcèlement et de sexisme au travail transforme son
patron en femme de ménage tendance jouet sexuel. « J'ai l'impression que le public est de plus en plus demandeur de points de vue -féminins, il y a une volonté de donner plus de place aux femmes pour contrebalancer ce sentiment d'oppression », estime -Céline Tran.
Actrice du monde de l'édition érotique depuis dix-sept ans, Anne Hautecœur a elle aussi remarqué une fémini-sation de la profession et des contenus, qui mettent en scène des femmes modernes, qui n'existent plus seulement dans leur rapport aux hommes mais prennent à bras-le-corps leur -plaisir. En 2019, la maison publiera notamment Punir -d'aimer, un recueil de nouvelles inédites d'Octavie Delvaux, et des ouvrages ayant trait à la sexualité féminine, notamment un Guide d'auto-exploration du sexe féminin et une réédition de La sexualité féminine de A à Z, petit dictionnaire allant de A, comme « accouchement », à Z, comme « zones érogènes ». W
Audible booste sa libido
Devant le succès des livres -érotiques -numériques, Audible, la filiale -d'Amazon pour les livres audio, a lancé en -février 2018 une collection intitulée de -façon équivoque « Libido ». Elle rassemble une quarantaine de titres érotiques classiques et contemporains, édités par La Musardine, Blanche et Tabou, et destinés à une audience principalement féminine. « Nous avons voulu explorer la force émotionnelle et sensuelle de la voix, en misant sur la qualité de la narration », détaille Constanze Stypula, directrice d'Audible France. Dans le même temps, la filiale a lancé L'appli Rose, une série en dix épisodes écrite et conçue pour l'audio. Ces formats courts ont pris la tête du classement des téléchargements à côté de la collection « Osez » et du roman Sex in the kitchen d'Octavie -Delvaux, succès éditorial de La -Musardine écoulé à 50 000 exemplaires. A l'avenir, Audible compte acheter entre 25 et 50 titres par an, et -continuer à développer cette « niche », dont les ventes, reconnaît la directrice d'Audible France, représentent pour le moment « un pourcentage à un chiffre ».
Des bibliothèques sans tabou
Dans les bibliothèques publiques, des rayons érotisme font leur apparition, non sans provoquer des remous dans ces lieux fréquentés par les familles, mais avec un taux d'emprunts supérieur au reste du fonds.
Au deuxième étage de la bibliothèque Charlotte-Delbo, au cœur du 2e arrondissement de Paris, anciennement célèbre pour ses maisons closes, une signalétique rose vif indique, au fond de la salle, la collection « Eros ». Sur les étagères, l'intégrale du Marquis de Sade côtoie Françoise Rey, Ovidie et Esparbec. Pionnier du genre, cet espace discret de quelques mètres carrés, réservé aux lecteurs majeurs, existe depuis l'ouverture de l'établissement, en février 2008, et contient 500 titres incluant des ouvrages LGBT. Jacques Astruc, responsable de la collection Adultes, a accompagné la création de ce fonds dont les livres sont empruntés au moins un tiers de fois plus que les romans et bandes dessinées traditionnels. « Comme nous sommes assez peu sur ce créneau, les visiteurs viennent de toute l'Ile-de-France ! Pour les satisfaire, on sélectionne les ouvrages avec soin, de la new romance à la pornographie, sans se restreindre. »
Discussions houleuses
Portés par « l'effet Grey », d'autres établissements ont franchi le pas depuis 2013. « Ce roman a provoqué de vifs débats en interne, et il a été l'occasion de s'intéresser de plus près à la littérature érotique déjà présente dans nos rayons. On s'est aperçu que ces romans sortaient plus que les autres », raconte Agnès Gassies, responsable de la médiathèque de Moissy-Cramayel qui a lancé son rayon érotique en 2016. Réservé aux plus de 16 ans, placé dans le secteur adulte dans le fond de la bibliothèque, il regroupe aujourd'hui 260 ouvrages dans une approche élargie de la littérature érotique, rassemblant tous les titres en rapport avec la sexualité.
Comme à Moissy-Cramayel, la médiathèque de Calais a connu des discussions houleuses en interne avant le lancement, le 1er septembre 2018, de son fonds « Rouge Baiser ». « La littérature érotique est encore une littérature qui a mauvaise presse. Elle est taboue, parfois qualifiée de "littérature de caniveau". Il y a aussi une certaine méconnaissance du sujet, autour duquel gravitent beaucoup de fantasmes », regrette Bénédicte Frocaut, directrice du réseau de lecture publique de Calais. Derrière ces réticences, une question : est-ce le rôle de la médiathèque, où se presse le plus souvent un public familial, d'acheter ce type de documents ? Selon Bénédicte Frocaut, pas de doute : « Pourquoi devrions-nous offrir l'accès à un certain type de littérature et l'interdire à un autre ? Ce faisant, on met en place une discrimination. »
Les clichés
ont la vie dure
A Calais, le fonds est soutenu par des animations organisées régulièrement, dénominateur commun des bibliothèques publiques proposant une offre érotique. « On doit systématiquement refuser du monde », détaille Jacques Astruc, même si, selon Agnès Gassies, les clichés ont la vie dure. « Souvent, on reçoit des réflexions comme : "vous allez faire une animation sextoys ?" alors qu'il ne vient à l'idée de personne de demander si l'animation autour du fonds policier consistera à apprendre comment découper son mari. »
Si ces bibliothèques restent très marginales dans le paysage français, les lignes pourraient bouger dans les années à venir. Jacques Astruc a déjà été sollicité par des collègues de Strasbourg, Toulouse ou encore Lyon. « Les fonds érotiques font encore un peu peur, mais c'est en train de changer avec l'arrivée d'une nouvelle génération de bibliothécaires post-68. Il y a toujours des blocages en termes d'image, mais le rapport à l'érotisme évolue. » W